COMBIEN DE BONHEUR ?


Le bonheur déteste les gens qui se plaignent.

– Yvon Deschamps, monologue Le bonheur.

 Dans la recherche d’indicateurs susceptibles de mieux rendre compte du progrès des sociétés que le produit intérieur brut (PIB), un certain nombre d’instruments ont été mis au point au cours des dernières années.

Parmi ces solutions de rechange au PIB, il faut d’abord rappeler l’existence de l’Indice de développement humain (IDH) de l’ONU, un indice agrégé cherchant à refléter combien le revenu, la santé et l’éducation pouvaient contribuer à améliorer le bien-être des populations. On a cependant reproché à cet indicateur de ne pas tenir compte des inégalités au sein des populations ni de prendre en compte des facteurs comme les libertés démocratiques. L’IDH est surtout utilisé pour des comparaisons entre pays, notamment quand ils sont à des stades de développement différents.

Plus récemment, il faut signaler la réalisation de sondages mesurant auprès des populations ce que, faute d’un meilleur terme, on appelle la satisfaction à l’égard de la vie (life satisfaction).  Ainsi, le Gallup World Poll ( ) a été élaboré à partir des idées de chercheurs réputés tels Daniel Kahneman, un prix Nobel d’économie, et John Helliwell, professeur émérite d’économie à UBC. Ce sondage couvre 160 pays et les répondants sont invités à évaluer sur une échelle de 0 à 10 leur satisfaction à l’égard de la vie qu’ils mènent[1].

Du côté des données officielles publiées par les gouvernements, le système statistique européen propose 50 champs d’action à partir notamment du rapport Stiglitz-Sen. Comme nous l’avons mentionné dans l’article précédent, la commission Stiglitz-Sen a été chargée par le président Sarkozy de faire des recommandations sur la mesure de la performance économique et du progrès social ( ). La Commission a déposé en 2009 un rapport dans lequel elle constatait que le bien-être dépend à la fois des conditions matérielles d’existence et de la qualité de vie. De plus, pour assurer la durabilité de ce bien-être, la Commission a estimé qu’il fallait aussi tenir compte de la préservation de différents types de capital : physique, naturel, humain et social. En accord avec ces orientations, la Commission a émis plusieurs recommandations en matière de statistiques officielles, dont les suivantes :

  • Se référer aux revenus et à la consommation plutôt qu’à la production,
  • Mettre l’accent sur les  ménages,
  • Évaluer le patrimoine et la variation de certains stocks de capital,
  • Prendre en compte la répartition et les inégalités,
  • Considérer les activités non marchandes,
  • Mieux mesurer la santé, l’éducation, les conditions environnementales, les relations sociales, la participation à la vie.

Dans le même esprit, le secrétariat de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) poursuit le projet «Vivre mieux» qui vise à construire de meilleurs indicateurs pour tenir compte, entre autres dimensions, des questions sociales et environnementales. Ainsi, le rapport «Comment va la vie?» () publié par le secrétariat en 2011 se penche sur les variables les plus susceptibles d’influer sur le bien-être des personnes : le revenu, l’emploi, le logement, la santé, l’équilibre travail-vie privée, l’éducation, les liens sociaux, l’engagement civique, la gouvernance, l’environnement, la sécurité personnelle et le bien-être subjectif. Pour cet organisme, le bien-être s’évalue à partir d’un tableau de bord  de 22 indicateurs principaux et 33 secondaires appartenant à deux grandes catégories, soit le bien-être individuel et la durabilité du bien-être[2].

Le secrétariat de l’OCDE a également mis en ligne une application interactive permettant aux usagers d’effectuer leur propre pondération des indicateurs du «Vivre mieux». Plus de 20 000 téléchargements de résultats ont été effectués en une année par des personnes de partout dans le monde. Fait à noter, les pondérations sont quasiment les mêmes quelle que soit la nationalité du répondant[3] :

  • Le bien-être subjectif (la satisfaction à l’égard de sa vie) arrive en tête, loin devant le revenu,
  • Il n’y a pas de différences significatives entre les sexes,
  • Les jeunes privilégient l’équilibre profession /vie privée ; les moins jeunes  préfèrent la santé.

Au Canada, le Centre canadien d’études sur les niveaux de vie (CENV) produit un indice du bien-être économique. Différemment du tableau de bord de l’OCDE cet indice met uniquement l’accent sur des variables économiques et ne tient pas compte des éléments relatifs à la préservation des capitaux et des ressources. Il fournit cependant une image différente de celle du PIB puisqu’il repose sur l’agrégation de quatre variables:

  • La consommation totale per capita,
  • L’accumulation de ressources productives incluant le capital humain,
  • La distribution des revenus,
  • La sécurité économique.

Dans la foulée de l’adoption de la Loi sur le développement durable en 2006, le gouvernement du Québec s’était engagé à suivre plus d’une centaine d’indicateurs portant sur des dimensions aussi variées que le progrès économique, le développement social, la préservation des différents types de capital. Le ministère du Développement durable, de l’Environnement, de la Faune et des Parcs, responsable de l’application de la loi ne semble toutefois pas avoir encore rendu publiques des données touchant cette batterie d’indicateurs. Tout au plus peut-on souligner que l’Institut de la statistique du Québec présente dans le domaine «conditions de vie et bien-être» un certain nombre de données pouvant permettre de mesurer certains aspects de la qualité de vie.

À un niveau plus particulier, Harvey Mead, ancien commissaire au développement durable au gouvernement du Québec a mis au point un indice du progrès véritable (IPV) qu’il a fait connaître dans un livre récent[4]. L’IPV se veut un indicateur de remplacement du PIB dont il déduit les différentes externalités ou nuisances accompagnant la production de différents secteurs d’activités économiques. Sont également débités du PIB les effets de pollutions diverses sur la santé. Le tour de force de Mead est d’avoir réussi à traduire en valeurs monétaires des choses aussi disparates que l’épuisement des stocks de poissons marins, les pertes de possibilité forestière, la disparition des terres agricoles, les effets des changements climatiques, le chômage involontaire, etc. Il en arrive à la conclusion que l’IPV a progressé deux fois moins vite que le PIB au cours des dernières décennies. L’IPV est peut-être la solution de rechange la plus directe au PIB puisqu’il consiste lui aussi en un indicateur unique portant sur la valeur de la production. Son calcul repose toutefois sur un grand nombre d’hypothèses et sur la cueillette de données spécialisées. Aussi, il est difficile d’envisager sa publication sur une base régulière comme c’est le cas pour le PIB. De plus, certaines des variables utilisées peuvent prêter à des discussions acerbes aux plans éthiques et méthodologiques. Ainsi, dans l’élaboration de l’indice du progrès véritable, Harvey Mead a dû attribuer une valeur monétaire à la vie humaine.

Conclusion

Le PIB ne manque pas de concurrents potentiels mais il est prématuré de parler de bonheur intérieur brut (BIB). D’ailleurs, aucun des indicateurs évoqués ne s’intéresse explicitement au bonheur, cette notion n’étant employée que pour simplifier la communication auprès du grand public. Certains de ces indicateurs s’intéressent bien à la satisfaction des personnes à l’égard de leur vie mais cette notion est différente de celle de bonheur. On peut être satisfait de sa vie par résignation ou par réalisme : on a fait ce qu’on peut avec ce qu’on avait et on n’a pas été trop malchanceux. En réalité, il serait plus exact de dire que ces indicateurs s’intéressent d’abord au progrès des sociétés. Différents angles sont proposés sous lesquels mesurer le progrès. Ces angles peuvent être complémentaires mais aussi contradictoires étant entendu que  la durabilité du progrès peut demander des gestes allant en direction opposée à la hausse à court terme de la satisfaction des individus.

NOTE: Cet article est le 2e d’une série de cinq portant sur les indicateurs du progrès des sociétés. Le premier article a été publié le 15 octobre 2012  ().

[1] À noter aussi l’existence d’un autre indicateur du même acabit, le Legatum Prosperity Index () qui incorpore les données du Gallup World Poll ainsi que celles d’autres sources.

[2] Les chercheurs Luc Godbout et Marcelin Joanis ont appliqué la méthodologie de l’OCDE au cas québécois. Nous ferons état de leurs résultats dans un prochain article.

[3] Le Gallup World Poll montre lui aussi que les principaux facteurs explicatifs de la satisfaction sont les mêmes partout dans le monde.

[4] L’indice de progrès véritable du Québec – Quand l’économie dépasse l’écologie, Éditions MultiMondes, 2011.