BIEN COMPRENDRE AU LIEU DE JUGER

« Le mieux est l’ennemi du bien »

Voltaire, La Bégueule, 1772

La retraite donne à chacun l’occasion de réfléchir sur différents aspects, positifs ou négatifs, du déroulement d’une carrière. Le changement de statut permet de se distancer partiellement de son passé ; il rend la personne plus objective vis-à-vis la pertinence de ses actions.

Dans mon cas, j’ai souvent pris un rôle que je pourrais qualifier de chef de l’opposition, dénonçant les défaillances des décisions. Même si ce rôle peut être utile, il est bon de réaliser qu’il n’exige pas beaucoup d’acuité.

Pourquoi en est-il ainsi ? Il est important de prendre conscience que nous vivons dans un monde compliqué où il est nécessaire de manœuvrer dans les tempêtes. Les situations ne correspondent pas aux extrêmes du noir et du blanc, mais plutôt en de multiples teintes de gris. C’est un environnement inapproprié aux certitudes.

Il est nécessaire de choisir entre des solutions imparfaites. Trois éminents économistes nous ont laissé une sagesse à ce sujet.

Le critère ou l’illusion de la solution parfaite

Il y a un demi-siècle, l’économiste Harold Demsetz dénonçait le recours au critère de la solution parfaite. S’inspirant du bouddhisme, il qualifiait le tout d’approche nirvana. Son message n’a pas perdu d’à-propos :

La vue qui imprègne aujourd’hui beaucoup l’économie de la politique publique présente implicitement le choix pertinent entre une norme idéale et un arrangement institutionnel existant « imparfait ». Cette approche nirvana diffère considérablement d’une approche institutionnelle comparative dans laquelle le choix approprié se situe entre des dispositions institutionnelles alternatives réelles. Dans la pratique, ceux qui adoptent le point de vue du nirvana cherchent à découvrir des divergences entre l’idéal et le réel, et si des écarts sont constatés, ils en déduisent que le réel est inefficace. Les utilisateurs de l’approche institutionnelle comparative tentent d’évaluer quel arrangement institutionnel réel alternatif semble mieux à même d’affronter le problème économique [… ] (Demsetz, 1969 : 1)

Le critère d’être remédiable

Il y a quelques années, Oliver Williamson a résumé les contributions de sa carrière. L’une d’elles se nomme le « critère d’être remédiable ». Que signifie-t-il ?

Une […] inquiétude que j’ai est la propension de nombreux social scientists, y compris des économistes, d’attribuer l’inefficacité aux activités qui sont au-dessous d’un idéal hypothétique, alors que la comparaison pertinente est avec les autres solutions réalisables. Le « critère d’être remédiable » est conçu pour corriger contre de telles pratiques. Le critère est le suivant : un mode existant d’organisation ou de pratique, pour lequel (1) aucune solution réalisable supérieure ne peut être décrite et (2) mise en œuvre avec des gains nets attendus, est (3) présumé être efficace. Certes, ce dernier est une présomption réfutable – en ce qu’il peut y avoir des obstacles abusifs à certaines solutions supérieures réalisables. Si on ignore un tel abus, un mode existant ne doit pas être décrit comme inefficace, sauf si une solution supérieure possible est décrite pour laquelle les gains nets seront réalisés après que les coûts de mise en œuvre furent pris en compte.

Une autre façon de l’exprimer est la suivante : une attention systématique devrait être dirigée vers les mécanismes de mise en œuvre et vers les coûts qui sont associés à des projets dignes de rechange – qu’ils soient publics et privés. Une politique publique qui ignore le critère d’être remédiable n’a pas fait ses devoirs. (Williamson, 2014 : 136)

La détermination des coûts de mise en œuvre des différents projets de rechange relève moins de la théorie, mais plutôt de considérations d’un monde réel en présence de diverses frictions.

L’économique du tableau noir

Les universitaires ont généralement tendance à ignorer ces frictions dans leur enseignement. Ronald Coase a qualifié cela d’ « économique du tableau noir » (en termes d’aujourd’hui, d’économique du power point) :

La politique étudiée est celle qui est mise en œuvre sur le tableau noir. Toute l’information nécessaire est supposée être disponible et l’enseignant joue toutes les pièces. Il fixe les prix, impose des taxes, et distribue des subventions (sur le tableau noir) pour promouvoir le bien-être général. Mais il n’y a pas d’équivalent à l’enseignant au sein du système économique réel. 

Conclusion

Que pouvons-nous retirer de l’enseignement de ces trois maîtres ? C’est principalement la présence de maintes difficultés lorsqu’il s’agit de porter un jugement valable sur une situation donnée ou sur un phénomène social. En incluant leurs coûts d’implantation, quelle est la meilleure solution parmi celles qui sont toutes imparfaites ? Les critères d’évaluation dépendent aussi de la pondération des objectifs recherchés.

Les moralistes ou les éthiciens devraient dans leurs jugements être les pratiquants les plus fervents de l’humilité et de la retenue.

Il en est de même pour nous économistes. Avant de juger et de prescrire des modifications, il est fondamental de comprendre ou d’expliquer la présence d’une situation. Quelles sont les pressions ou les contraintes qui ont engendré le présent équilibre, la résultante des forces en présence ?

Face au monde réel, il y a deux voies : le comprendre ou le réformer. La première représente la tâche fondamentale de l’économiste dans son rôle de social scientist.