CHANGEMENT TECHNOLOGIQUE, EMPLOI ET DISPARITÉS DE REVENU DANS LE NOUVEAU CONTEXTE MONDIAL

Les nouvelles analyses des effets du changement technologique sur l’emploi mènent beaucoup plus loin que les débats des années 1970 et 1980 où l’on mettait en lumière les effets négatifs de l’automatisation sur l’emploi et l’on évoquait les effets négatifs de déplacements d’activités des firmes multinationales vers l’étranger. On reconnait maintenant plus généralement que le changement technologique a aussi pour effet de créer plus de capital et de causer des écarts grandissants de revenu et de richesse. Le présente billet fait état des réflexions récentes de quelques auteurs à ce sujet.

Summers

Nombre d’économistes en sont encore à des fonctions de production faisant appel au capital, à la main-d’œuvre et à d’autres facteurs tels l’entrepreneurship. Lawrence H. Summers suggère que, en plus du capital conventionnel créateur d’emploi, il faut tenir compte du capital qui remplace la main-d’œuvre[i]. Ce capital de remplacement augmente la production et accroit le rendement des investissements mais il détruit des emplois et exerce une pression à la baisse sur les salaires. À ce sujet, Summers donne comme exemple le déclin de l’emploi dans l’agriculture et dans nombre d’industries manufacturières.

Dans les domaines où la production s’est déroulée de façon classique, avec un coût marginal croissant, la productivité et les salaires réels ont augmenté grâce à la mise au point de technologies de plus en plus performantes. Cela a été le cas dans les biens durables, les vêtements, les automobiles. Mais la demande pour ces biens a été largement comblée de sorte qu’un pourcentage grandissant du PIB et de la création d’emplois se produit maintenant dans des secteurs où des facteurs comme la propriété intellectuelle, les droits de propriété ou la rareté limitent les possibilités d’augmenter la productivité. Ces phénomènes se produisent notamment dans les services publics et dans les secteurs soutenus ou protégés par l’État. Ce glissement de l’emploi vers le secteur public et vers des activités à basse valeur ajoutée demande une révision des politiques et des programmes économiques.

Spence et.al.

Michael Spence et.al. arrivent à des constats et à des recommandations semblables dans une  analyse du nouveau contexte économique mondial[ii]. Selon Spence et ses collègues, les nouvelles technologies intègrent les marchés du capital et de la main-d’œuvre mais elles créent aussi du capital nouveau. Ce capital peut être numérisé et, en conséquence, reproduit et rendu disponible à cout minime, d’où des effets de réseau qui tendent vers des positions de marché dominantes qui, à leur tour, engendrent des rémunérations mirobolantes pour quelques «superstars». De tels effets sont visibles non seulement dans les domaines de la musique et des sports mais également dans le secteur manufacturier, le marketing et la haute gestion. Les travailleurs ordinaires doivent se contenter de revenus stagnants quand ils ne sont pas remplacés par des robots. Les nouvelles technologies (l’intelligence artificielle, la robotique, l’impression 3D, etc.) produisent leurs effets même dans les économies peu développées[iii]. Ainsi, les données chinoises indiquent un déclin de 30 millions d’emplois manufacturiers depuis 1996 (25% du total) alors que la production aurait augmenté de 70%[iv].

Selon Spence et.al., un autre effet des nouvelles technologies est que la création d’emplois ne proviendra plus autant des secteurs produisant des biens et des services exportables mais plutôt des services publics et des industries subventionnées. Dans ces domaines, la progression des salaires sera limitée étant donné l’offre excédentaire des travailleurs ne trouvant plus à s’employer dans les secteurs exportables.

Pour ces auteurs, les gagnants à l’avenir ne seront donc plus les détenteurs de main d’œuvre et de capital conventionnels, mais ceux qui innovent et créent les nouveaux produits services ou mettent au point de nouveaux modèles d’affaire. Ce groupe verrait ses revenus augmenter de façon substantielle ce qui, combiné à la stagnation des salaires du reste de la main-d’œuvre, accroitra les disparités de revenus.

Dans ce contexte, Spence et ses collègues suggèrent de s’inspirer d’un nouveau modèle plus complexe dans lequel on retrouve non seulement, comme par le passé, le changement technologique reposant sur les compétences de la main-d’œuvre ou sur le capital conventionnel mais aussi le changement technologique issu de la créativité et de l’innovation.

Piketty, Baldwin, Cousineau

Les analyses de Summers et Spence sont compatibles avec celle de Thomas Piketty[v]. Ce dernier explique la croissance de la part du capital dans l’économie par le fait qu’il fournit un taux de rendement plus élevé que le rythme de croissance de l’ensemble de l’économie. Piketty évoque aussi l’importance croissante de la robotisation, des ordinateurs et des logiciels qui sont tous des formes de capital. Ces analyses rejoignent également celles que Richard Baldwin, éminent spécialiste du commerce mondial, a au congrès 2014 de l’Association des économistes québécois.

Malgré la convergence de ces diverses analyses, il faut toutefois noter que la technologie ne peut tout expliquer à elle seule. À ce sujet, il faut mentionner, une analyse récente de Jean-Michel Cousineau qui examine un éventail plus large de facteurs socio-économiques susceptibles d’expliquer la création insuffisante d’emplois et l’agrandissement des écarts de revenu[vi]. Cousineau estime qu’il s’est produit au Québec un changement dû à une mutation à l’extrémité supérieure de la distribution des revenus et que les ménages composés de travailleurs peu ou pas qualifiés ont subi des pertes de pouvoir d’achat. De tels résultats concordent avec les travaux évoqués plus haut.

CONCLUSION

Il est bien sûr impossible de décrire en détail l’évolution future de l’économie et de déterminer comment s’y adapter. Dans des billets précédents[vii], nous avons évoqué des politiques et des programmes qui semblent pertinents dans le nouveau contexte économique. Cependant le rôle fondamental des nouvelles technologies destructrices d’emploi et créatrices de disparités de revenus n’y figurait pas suffisamment. Osons espérer que les débats et les recherches à venir sauront en tenir compte. Chose certaine, au-delà des visions conventionnelles des politiques économiques et fiscales, il apparait impératif de concilier assainissement budgétaire, croissance et équité. De fait, tant Summers que Spence et.al. entrevoient que l’État n’aura d’autres choix que de conserver, voire d’accroitre, sa présence dans l’économie et ce, non seulement à cause de sa contribution essentielle en matière d’infrastructures, d’éducation, de santé et de lutte aux inégalités mais aussi parce que la technologie en fait désormais un des seuls pourvoyeurs d’emplois.


 


[i]Economic Possibilities for Our Children, The 2013 Martin Feldstein Lecture, NBER Reporter 2013, Number 4, pp.1-6

[ii]IE. BRYNJOLFSSON, A. MCAFFE et MICHAEL SPENCE, New World Order – Labor, Capital and Ideas in the Power Law Economy, Foreign Affairs, volume 93, page 46.

[iii] Voir JOHN LEE, China needs a new way to manufacture export growth, China Spectator, le 30 juillet 2014 pour une disucussion des effets de la robotique et du 3D qui font que la production manufacturière quitte les grands centres pour aller vers de plus petits endroits, dispersés, et impliqués dans des activités manufacturières axées sur la demande en temps réel.  Les facteurs de localisation doivent modifier nos stratégies d’investissement direct.

[iv] E. BRYNJOLFSSON et.al., op.cit.

[v] THOMAS PIKETTY,  Le Capital au XXIème siècle.

[vi] JEAN MICHEL COUSINEAU et B. MERIZZI, Inégalités de revenus et ménages à bas revenu au Québec, 1981-2011, 31 juillet 2014, à paraître dans SAMIR AMINE, La crise des emplois non qualifiés.

[vii] Voir entre autres sur Libres Échanges les billets du 7 octobre 2013 sur la compétitivité et la productivité; du 15 décembre 2013 sur Montréal; des 15 décembre 2011, 16 décembre 2011 et 13 janvier 2012 sur les secteurs ouverts aux exportations et importations ; du 3 avril 2012 et du 3 février 2013 sur la valeur ajoutée; du 13 novembre 2011 sur l’innovation, l’entrepreneurship et les disparités de revenu; et du 4 décembre 2013 sur les investissements directs étrangers.