CHARLES DARWIN VS ADAM SMITH

Ces dernières années,  plusieurs économistes américains, dont  Paul Krugman, Joseph Stiglitz et Jeffrey Sachs,  ont publié des livres à succès écrits dans un style très accessible à un public de non spécialistes. Rompant avec la pensée néo-libérale, ces ouvrages préconisent une action vigoureuse de l’État en faveur de la régulation des cycles économiques, de l’égalité sociale et du développement durable.

Un peu moins connu que les précédents, Robert H. Frank s’inscrit dans cette mouvance progressiste avec la parution récente d’un livre[1] qui a reçu de bonnes critiques[2]. Professeur d’économie à Cornell, Frank connaît bien ses classiques puisqu’il s’inspire des travaux de Robert Coase, de Fred Hirsch et de Arthur Cecil Pigou, et qu’il reprend pour la nuancer la pensée de John Stuart Mill.

Une vision darwinienne de l’économie

Le titre et la thèse du livre de Frank sont à l’effet que Darwin remplacera bientôt Adam Smith comme penseur fondamental de la science économique. Cette idée iconoclaste repose sur une observation du père de la théorie de l’évolution à l’effet que l’intérêt à court terme de l’individu peut aller à l’encontre de l’intérêt à long terme de son espèce. Ainsi, les plumes  brillamment colorées des paons et les bois majestueux des cervidés sont utiles à l’individu pour provoquer l’attention des femelles ou remporter la lutte contre les autres mâles, mais ils attirent aussi les prédateurs et ils sont bien encombrants quand on doit fuir une meute de loups à travers une forêt dense.

Dans les sociétés humaines, la poursuite de l’intérêt individuel peut aussi être nuisible à l’intérêt collectif. Finie la  bienveillance automatique de la main invisible, l’économie est déterminée par des comportements compétitifs et le défi de la science économique (de l’économie politique) est d’assurer un juste équilibre entre les motivations individuelles et les objectifs de la société.

Les pauvres et les médiocres comme faire-valoir

En appui à sa vision darwinienne, Frank croit qu’une bonne partie de la consommation est ostentatoire[3] et positionnelle[4]. Pour des motifs semblables à ceux des paons et des cerfs, les individus veulent se démarquer en affichant leur richesse, leur réussite professionnelle  et leur position enviable(70). En d’autres termes, la consommation est largement motivée par sa capacité à rehausser le statut social. Or, le statut est relatif. Les riches et les performants ont besoin de pouvoir se comparer aux pauvres et aux médiocres pour avoir la confirmation de leur supériorité. Si les riches et les performants décidaient de se regrouper en un club fermé, la majorité d’entre eux perdraient le prestige auxquels ils tiennent. De même, avoir une  très grande maison n’est plus une marque de distinction quand on vit dans un quartier où il n’y a que des très grandes maisons. On n’habite plus  alors qu’une trop grande maison.

La consommation excessive est aussi la corolaire logique du fait que l’épargne n’est pas apparente et n’a donc aucune valeur positionnelle dans l’échelle sociale.

Frank tire de cette réflexion une justification pour une réglementation et une fiscalité qui permettent d’arriver à une meilleure répartition des avantages et des inconvénients pour les individus de vivre dans une société où le succès matériel et professionnel n’échoit qu’à une minorité. Il estime que les plus productifs et les gagnants doivent payer pour l’appartenance à un groupe où ils peuvent briller. Inversement, les médiocres doivent être compensés pour accepter d’appartenir à une communauté qui les dévalorise.

La règlementation

Réfutant la vision traditionnelle à l’effet qu’il faut règlementer pour protéger les travailleurs et les consommateurs contre les entreprises, Frank est d’avis que la réglementation sert à protéger les individus des conséquences d’une concurrence excessive des uns avec les autres (28). D’où l’intérêt et la bonne acceptation des règlements privés ou publics instaurés par exemple pour obliger le port de casques protecteurs au hockey ou à moto. Les usagers savent que ces casques sont utiles mais sans règlement ils ne les porteraient pas pour ne pas risquer de perdre un avantage compétitif ou de passer pour des peureux.

Frank est un fervent partisan des taxes pigouviennes (172) consistant à pénaliser les comportements nuisibles. Là où elles peuvent être appliquées, il juge ces taxes préférables à la règlementation puisqu’elles permettent une adaptation flexible selon les particularités de chaque citoyen ou entreprise. Les taxes sur le carbone entrent dans cette logique et Frank rappelle qu’en 1979, le président Carter a proposé une hausse de 50 cents/gallon de l’essence qu’il aurait compensé par une réduction des taxes sur la masse salariale (112). Carter n’a pas eu plus de succès avec sa proposition que Stéphane Dion avec un engagement électoral semblable trente années plus tard.

La fiscalité

Comme l’épargne, les biens et les services publics ont l’inconvénient d’être non positionnels puisque, par définition, aucun individu ne peut s’en attribuer la propriété. Il n’est pas surprenant alors que ces biens et services publics n’aient pas la faveur de ceux qui ont les moyens d’afficher une certaine opulence. Aux États-Unis, l’hostilité maladive à toute fiscalité aboutit à des situations aberrantes tel que le retour en gravelle de routes autrefois pavées et ce, malgré que la réfection du pavage procurerait un rendement sur l’investissement de 18% (51-52). Ce pays est incapable de procéder à des investissements publics qui profiteraient à tous les citoyens et aux entreprises. C’est le cas par exemple de l’implantation d’un réseau électrique intelligent malgré les coûts et les inconvénients énormes qui découlent des pannes et d’une mauvaise adéquation entre la demande et l’offre  d’énergie électrique (http://w1p.fr/82955 ).

Selon Frank, les riches s’imaginent à tort que leur succès est uniquement dû à leur talent supérieur et à leur travail acharné alors qu’en réalité il y a une forte composante de chance (la date ou la famille de naissance) dans leur réussite. Par ailleurs,  la fiscalité ne réduit pas la croissance économique. Au contraire, elle permet de mettre sur pied des infrastructures institutionnelles et matérielles qui permettent une plus grande productivité (158-160). Enfin, les écarts de salaires ont été amplifiés par la mondialisation des marchés et des ressources qui a créé un effet de winner takes all (un petit écart de talent conduit à une très grande différence de rémunération) (150-154).

En accord avec ses réflexions sur la consommation ostentatoire et sur l’insuffisance des incitations à l’épargne, Frank plaide pour l’instauration d’une fiscalité progressive portant sur la consommation globale annuelle, soit sur l’écart résiduel entre le revenu et l’épargne des contribuables au cours d’une année. Cette idée aurait eu l’appui de Milton Friedman qui l’avait d’ailleurs proposée dès 1943 (82).

Robert Frank admet qu’il s’attaque à des idées reçues et il n’est pas sûr de convaincre les libertariens du bien-fondé de son plaidoyer en faveur d’interventions plus nombreuses et plus efficaces de l’État. Il n’est pas sûr non plus qu’il réussira à imposer sa vision naturaliste des comportements économiques. Son livre n’en offre pas moins une lecture fort stimulante pour qui s’intéresse à la règlementation, aux transferts sociaux et à la fiscalité.


 


[1] The Darwin Economy – Liberty, Competition, and the Common Good, Princeton University Press, 2011, 240p.

[2] Notamment dans The Guardian   et dans Slate http://slate.me/rqNQzX

[3] Thorstein Veblen faisait le même constat il y a plus d’un siècle.

[4] Selon la terminologie de Fred Hirsch (positionnal goods).