La crise financière qui perdure depuis l’éclatement de la bulle immobilière en 2007 soulève des questions sur la capacité des dirigeants et des spécialistes, dont les économistes, à prévoir l’apparition de telles crises et à leur trouver des remèdes efficaces. Un livre[1] publié par deux universitaires permet d’y voir mieux. Facile d’accès, riche en informations et particulièrement éclairant, ce livre est souvent cité en référence. Nous en présentons ici certaines des idées maitresses.
Une perspective historique bien documentée
Pour les auteurs, Carmen Reinhard et Kenneth Rogoff, l’incapacité des théories économiques à prévoir les crises commande une approche empirique et quantitative. Ils examinent donc des crises financières qui ont éclaté dans 66 pays au cours d’une période s’étendant du XIIe siècle jusqu’à aujourd’hui.
Ils distinguent trois catégories de crise financière selon qu’elles proviennent d’une inflation excessive, d’un défaut de remboursement de la dette souveraine ou d’une crise bancaire. Ces crises financières ne doivent pas être confondues avec un krach boursier «pur» comme ceux de 1987 ou de 2001. Dans ces derniers cas, les effets sur l’économie sont beaucoup plus limités.
Même si une attention plus grande est généralement attribuée à la dette extérieure des pays, leur dette intérieure ne doit pas être négligée. Les gouvernements peuvent faire défaut sur cette dette par divers moyens tels la suspension des remboursements, la réduction du taux d’intérêt ou l’abaissement de la valeur du principal. Selon les informations présentées dans le livre, le Canada semble avoir évité de tels défauts sauf…l’Alberta pendant une période d’une dizaine d’années amorcée en 1935 (p135). Les gouvernements peuvent aussi faire défaut sur leur dette interne au moyen d’une inflation élevée et soudaine comme ce fut le cas aux États-Unis et dans d’autres pays occidentaux dans les années 1970. La tentation inflationniste est forte quand les gouvernements sont coincés entre des détenteurs d’obligations gouvernementales âgés et des contribuables jeunes ployant sous une fiscalité oppressive (85).
Les dessous financiers de l’histoire
Bien des épisodes de l’histoire sont étroitement liés, selon les auteurs, aux phénomènes financiers. Ainsi, l’or d’Amérique a amené l’Espagne de Philippe II dans des aventures militaires malheureuses qui l’ont ruinée de même que ses créanciers flamands, italiens, portugais et allemands.
Autre exemple, les auteurs estiment que c’est la plus grande stabilité de son système bancaire qui a permis à l’Angleterre de gagner la guerre de Sept ans. En effet, «l’Angleterre, mieux développée financièrement, s’est simplement engagée dans une escalade (en faisant appel à des ressources étatiques toujours plus grandes) que l’État français financièrement sous-développé a été incapable de suivre.» (109) Voilà une explication inédite de l’issue de la Bataille des Plaines d’Abraham.
Le remboursement de la dette publique est une décision difficile pour les dirigeants politiques puisqu’elle impose des sacrifices douloureux aux citoyens du pays. Les auteurs donnent l’exemple de Ceausescu qui dans les années 1980 a tenu à rembourser les 9 milliards de dollars que le gouvernement roumain devaient à des banques étrangères. Les dures privations infligées à la population ne sont peut-être pas étrangères au renversement ultérieur et à l’exécution sommaire du dictateur. Les troubles récents en Grèce et dans d’autres pays d’Europe illustrent également la grande difficulté politique du remboursement de la dette.
Pour un Canadien, le livre présente l’intérêt d’accorder une attention particulière au cas de Terre-Neuve forcé par Londres à adhérer à la fédération canadienne pour régler ses problèmes financiers. Déjà au XIXe siècle l’Égypte, la Grèce et la Turquie avaient dû pour des raisons similaires accepter une tutelle de l’Angleterre sur leurs finances publiques. Dans la même veine, les États-Unis ont pris le contrôle du budget ou des douanes de la République dominicaine, d’Haïti et du Nicaragua au début du XXe siècle pour s’assurer du remboursement des prêts consentis (103). À une certaine époque, on se passait du FMI pour jouer les agences de collection.
Des causes multiples
Le sous-titre – Huit siècles de folie financière» – indique clairement que les auteurs n’ont aucune confiance en la capacité des gouvernements d’utiliser avec modération la dette pour financer leurs activités. Ceux-ci préfèrent généralement se persuader que «cette fois, c’est différent» et qu’ils s’en tireront là où tous les gouvernements précédents ont échoué.
Reinhart et Rogoff déplorent le manque de transparence et de rigueur des comptes publics, même dans les pays développés (158). Ils citent à cet égard les récentes opérations de sauvetage des banques aux États-Unis et le défaut de prendre en compte les obligations liées aux retraites et aux systèmes de santé (8). De meilleures informations sont également requises sur les finances des entités sous-nationales (États, provinces, municipalités) ainsi que sur le bilan des banques.
Bien des crises seraient attribuables au fait que les gouvernements et leurs créanciers sont exagérément optimistes en période de croissance économique. Ainsi, malgré les signaux alarmants qui ont précédé la crise amorcée en 2007, les hauts responsables financiers, institutionnels et politiques se sont bercés de l’illusion que tout irait bien malgré tout grâce à la mondialisation, aux nouvelles technologies, à la grande efficacité du système financier, à la meilleure compréhension de la politique monétaire et à la titrisation des dettes (40). De même, malgré les déséquilibres extraordinaires du compte extérieur et du budget américain, le FMI concluait en avril 2007 que les risques pour l’économie mondiale étaient devenus extrêmement faibles et qu’il n’y avait guère à s’inquiéter (236). Reinhart et Rogoff n’épargnent pas davantage la FED[2]. Ils blâment l’institution d’avoir accrédité, sous la gouverne d’Allan Greenspan, l’idée qu’elle ne relèverait pas les taux d’intérêt face à une forte montée du prix des actifs mais qu’elle les abaisserait en cas de chute de ces mêmes prix, créant ainsi une situation d’aléa moral (313).
Si les gouvernements sont à blâmer pour leur incurie chronique à gérer l’endettement public, les acteurs privés ont eux aussi fait preuve d’aveuglement ou d’incompétence. Comment les banques pouvaient-elles ignorer que la Grèce a été en défaut de paiement pendant 50% du temps depuis 1800 (120)? Par ailleurs, selon un relevé d’agences de notation portant sur la période 1979-2008, la Grèce et le Portugal avaient connu une nette amélioration de leurs perspectives financière alors que celles de l’Allemagne s’étaient détériorées (310). Les investisseurs ne trouvent pas davantage grâce aux yeux de Reinhart et Rogoff. Au début de la crise des subprimes, à l’inverse de ce qui aurait été logique, ils ont acheté des bons du trésor américain de sorte que le taux de change du dollar américain s’est maintenu et que les taux d’intérêt ont chuté. (244)
La déréglementation, l’importance croissante du secteur financier dans l’économie et le surplus d’épargne à l’échelle planétaire (231-232) auraient aussi contribué à créer ou à aggraver la crise actuelle. Pour les auteurs, la libéralisation du secteur financier mène à une détérioration du bilan des institutions financières (294). Dans de nombreux pays, les grands investisseurs ont investi dans les subprimes pour profiter de rendements supérieurs à ce qu’offraient leurs véhicules de placement nationaux (265). Par ailleurs, l’afflux de capitaux internationaux dans des pays comme l’Islande, l’Irlande, la Nouvelle-Zélande, l’Espagne et le Royaume-Uni a grandement facilité le crédit et conduit au gonflement du prix des actifs(267). Aux États-Unis, le secteur financier est passé de 4 à 8% du PIB entre 1970 et 2007 (232) ce qui a accru d’autant sa capacité de perturber l’économie réelle.
Recommandations
Reinhard et Rogoff estiment qu’il faudrait porter une plus grande attention aux indices précurseurs des crises. Ils en privilégient sept soient le taux de change réel, le prix réel des logements, les entrées de capitaux à court terme/PIB, le solde de la balance courante/investissements, le solde de la balance courante/PIB, le cours réel des actions, les crises bancaires, les exportations et la masse monétaire au sens large (M2)/réserves internationales (302).
Étant donné qu’on ne peut pas faire confiance aux gouvernements pour lire adéquatement ces signaux, ils plaident pour un rôle accru du FMI, notamment pour s’assurer de la transparence et de l’exhaustivité des données sur les finances publiques, incluant les éléments hors bilan et les garanties implicites reliées aux protections sociales (304).
À l’échelle internationale, une coordination réglementaire s’impose pour éviter que les capitaux se déplacent vers des environnements réglementaires allégés (304) Un régulateur financier international est nécessaire à cette fin. (304)
Conclusions
Pour Reinhart et Rogoff, ce ne sont pas tant les connaissances économiques qui font défaut dans la prévention et la correction des crises financières mais bien les mécanismes de décision politique.
Dans son rapport trimestriel d’octobre 2011, la Banque du Canada puise dans les travaux de Rogoff et de Reinhart. Sans doute faut-il se réjouir que leur contribution remarquable à la compréhension des cirses financières ne soit pas passé inaperçue à Ottawa.