DANIEL KAHNEMAN, PSYCHOLOGUE ET PRIX NOBEL D’ÉCONOMIE

Spécialiste de la psychologie cognitive, Daniel Kahneman a ébranlé un des fondements de la science économique, soit le postulat de la rationalité des décisions des agents économiques. En reconnaissance de sa contribution, il a reçu le prix Nobel de sciences économiques en 2002 conjointement avec Vernon Smith, un économiste. Il est souvent cité comme un des grands génies de notre époque et même un révolutionnaire de l’importance de Newton ou de Freud. Alors que la théorie économique, classique ou néo-libérale, repose sur la conviction que les individus prennent leurs décisions de consommer, de travailler ou d’investir en maximisant l’écart entre les bénéfices et les inconvénients escomptés, Kahneman est d’avis que souvent la décision prise est la mauvaise. En effet, les décisions individuelles sont prises à partir d’erreurs de perception, de jugement ou de calculs provenant d’heuristiques déficientes, soit de façons intuitives ou routinières de penser ou de percevoir dont on n’a pas vérifié la pertinence. 

Pour lui, les agents économiques ne sont tout simplement pas rationnels même s’ils peuvent être raisonnables, c’est-à-dire tenir un discours cohérent et être ouvert à la discussion. En collaboration avec Amos Tversky, un confrère psychologue, il a mis au point l’économie expérimentale consistant à faire des «expériences de laboratoire» pour voir comment les comportements réels correspondent à la théorie classique de l’homo oeconomicus ou s’en écartent. Ils ont montré par exemple que, contrairement à ce que dit la théorie, le nombre de participants et la qualité de l’information importent peu dans la formation des prix sur un marché donné. Kahneman s’est ainsi imposé comme un des porte-flambeaux de l’économie comportementale qui est une science d’observation plutôt qu’une discipline normative et déductive comme la science économique classique. 

Dans le livre «Thinking fast and slow», Kahneman se révèle un remarquable vulgarisateur de la science acquise au long de sa carrière. L’ouvrage abonde en exemples tirées de la vie quotidienne qui font que le lecteur peut facilement comprendre de quoi il parle.  Par exemple, parce qu’en général les gens accordent plus d’importance aux pertes qu’aux gains potentiels, les golfeurs font de meilleurs coups roulés quand ils veulent éviter un bogey que quand ils veulent réussir un oiselet. Le livre a été un grand succès d’édition aux États-Unis et au Canada anglais.

Le livre est divisé en un grand nombre de courts chapitres qui montrent chacun un type d’erreur que la plupart des personnes font en prenant des décisions ou en tentant d’apprécier la réalité. Les émotions ou la pensée magique perturbent aussi le jugement.

Dans certains cas, Kahneman met au jour des choses que l’on soupçonnait déjà, comme cette tendance généralisée à surestimer les bénéfices des projets et à en sous-estimer les coûts. Cela s’applique autant pour les individus que pour les décideurs politiques. C’est ainsi que la facture finale des projets d’équipements collectifs peut facilement atteindre un multiple de l’estimation sur laquelle a été prise la décision d’aller de l’avant.  Et que les fonds de retraite se retrouvent sous-capitalisés parce qu’on a présumé que les taux de rendement réel de 5% ou plus seraient toujours au rendez-vous.

Pour éviter des erreurs ou pour éviter d’avoir à les admettre, une majorité de gens reporteront les décisions. Ils savent qu’ils se blâmeront moins pour une omission que pour une action. À cet égard, The Economist[1] rapportait récemment que des études démontrent que quand les consommateurs sont exposées à une trop grande variété d’un même produit (par exemple, 24 types ou marques de confitures), ils sont portés à n’en acheter aucune tellement ils sont écrasés par la difficulté de discriminer et la hantise de faire le mauvais choix. Les mêmes heuristiques défaillantes pousseront les épargnants à vendre trop vite une action dont le cours a monté (peur de perdre ce qu’on vient de gagner) mais à garder trop longtemps une autre dont le cours a baissé (ne pas reconnaître l’erreur). Avec une pointe d’humour, Kahneman note que l’aversion à la perte et à l’erreur explique peut-être la longévité de bien des mariages. Dans un contexte québécois, il aurait pu ajouter qu’elle explique aussi pourquoi les dirigeants des Canadiens ne se sont pas encore départis de Markov ou de Gomez. 

Kahneman  distingue deux processus cognitifs qui agissent et interagissent. Le premier système, fondé sur l’intuition et l’émotion, est très rapide. Trop parfois. Le deuxième est rationnel et beaucoup plus lent. Les deux sont en conflit mais nous avons besoin des deux même si l’un et l’autre peuvent êtres sujets à erreur. Kahneman suggère d’établir des protocoles et des procédures qui peuvent nous protéger des décisions trop rapides et des erreurs de jugement. Mais il reconnaît que les individus sont peu enclins à appliquer de telles règles. C’est pourquoi les organisations prennent souvent de meilleures décisions. À cet égard, même si Kahneman n’en fait pas mention, on peut sans doute considérer que le couple est une organisation plus efficace que la somme de ses parties. 

Bibliographie

 


 


[1] The Economist, 10 décembre 2012,The tiranny of choice – You choose,  http://www.economist.com/node/17723028