Respectivement professeurs au MIT et à Harvard, Daron Acemoglu et James Robinson s’intéressent aux conditions propices au succès ou à l’échec des sociétés tels qu’on peut les mesurer par le niveau de vie et l’égalité des citoyens. Dans un ouvrage paru il y a quelques années[1], ils s’étaient penchés sur l’émergence et la stabilité des régimes démocratiques ou dictatoriaux. Ils y affirmaient notamment que de fortes inégalités des revenus incitent les masses à réclamer la démocratie là où elle n’existe pas mais que la présence d’importantes ressources naturelles motive les oligarchies possédantes à réprimer durement cette aspiration.
Dans un livre plus récent[2], ils reprennent le même genre d’analyse mais en mettant davantage l’emphase sur la croissance et le développement économiques. Pour ces auteurs, la prospérité des nations exige notamment un régime politique qui permet la participation de tous, un gouvernement central suffisamment fort pour assurer l’émergence et la survie de ce pluralisme, des élites qui acceptent les changements techniques et institutionnels, et une protection de la propriété qui incite à la prise de risque, à l’innovation et à l’effort. Comme dans leur ouvrage précédent, ils appuient leurs intuitions sur de nombreux exemples concrets provenant de tous les continents et appartenant aussi bien à l’histoire récente qu’à des temps plus anciens.
Acemoglu et Robinson s’inscrivent dans le regain d’intérêt observable depuis quelques années à l’endroit des institutions comme facteur de développement économique. Toutefois, cela ne les empêche pas de rejeter ou d’ignorer d’emblée la contribution d’auteurs comme David S. Landes[3] ou Jared Diamond[4] qui ont aussi abordé avec brio la question des institutions en même temps que celles de l’influence du climat, de la géographie et de la dotation naturelle. Ils rejettent également la théorie de la modernisation voulant qu’à mesure que leur économie croît les sociétés deviennent de plus en plus démocratiques et inclusives.
Un paradigme: les systèmes extractifs
Pour Acemoglu et Robinson l’histoire économique et politique des pays est déterminée par le fait que les institutions dominantes y sont de nature extractive ou inclusive. Les régimes extractifs, caractérisés par la surexploitation des classes laborieuses, sont néfastes pour le développement économique à long terme. À l’opposé, les systèmes inclusifs constituent un stimulant efficace au développement par la possibilité offerte à tous de participer aux processus politique et économique.
Face à cette alternative, l’institution politique joue un rôle déterminant. Le gouvernement doit être de nature démocratique pour permettre l’inclusion effective de tous les citoyens et l’expression des voies dissidentes et des contrepouvoirs. Il doit aussi être suffisamment fort pour être en mesure de contrecarrer les visées extractives de l’entreprise privée. Par exemple, l’État doit être en mesure de faire adopter et d’appliquer des législations anti monopoles.
Il est cependant difficile de concilier la force et l’inclusion. Un gouvernement central efficace peut aussi être extractif comme la Chine communiste l’a montré. Le cas de l’URSS est aussi exemplaire. Dans son fameux manuel de science économique, Samuelson prédisait, dans les années 1950 et 1960, que l’URSS dépasserait les États-Unis autour de l’an 2000 tellement sa croissance, fondée sur la mobilisation des ressources dans certains secteurs industriels, était impressionnante et soutenue. Cette croissance a plafonné une fois engrangés les gains de productivité résultant du passage des secteurs les moins productifs aux plus productifs. La planification soviétique autoritaire n’encourageait nullement l’innovation qui aurait permis des innovations et des gains additionnels. Elle se limitait à faire plus de ce qu’on savait déjà faire. Mis à part la conquête de l’espace, sa seule grande réussite technique aura été la mise au point de l’AK47…
Les auteurs reprennent à leur compte la thèse schumpeterienne (la destruction créatrice) qui veut que le progrès à long terme exige de renoncer aux processus qui ne sont plus adaptés aux besoins de la société et du marché. Or, les gouvernements extractifs ont tendance à être hostiles aux changements puisque ceux-ci peuvent faire perdre des avantages aux dirigeants et à leurs proches. À ce sujet, Acemoglu et Robinson apportent un grand nombre d’exemples aberrants, dont les suivants:
- À la fin du Moyen-Âge, la Chine était plus avancée que l’Occident étant donné la force de son gouvernement et de ses institutions mais l’Empereur a décidé de mettre fin au commerce international ne voulant pas exposer son pays à la contamination des peuples barbares, incluant les Européens;
- Les gouvernements européens et ottomans se sont opposés à la diffusion de la presse à imprimer;
- Le tsar et l’empereur d’Autriche-Hongrie ont contrecarré autant qu’ils ont pu le développement des chemins de fer.
Comment passer d’un système extractif à un système inclusif?
Acemoglu et Robinson ne croient pas que des recettes comme celles imposées par le FMI (réduction de la taille de l’État, privatisation, libéralisation des capitaux, dérèglementation) conduisent automatiquement à la croissance économique. Elles ne sont pas appliquées ou elles ne fonctionnent pas parce qu’elles négligent le poids et l’inertie des valeurs politiques et culturelles. Mais, même s’ils ne croient pas aux recettes miracles, les auteurs sont d’avis que certaines institutions sont favorables au progrès économique et social et doivent être instaurées et maintenues. Pour eux, les sociétés doivent notamment :
- Assurer l’indépendance de la banque centrale, du système judiciaire et des médias;
- Éviter la corruption et le patronage;
- Tenir des élections libres sans achat des votes ni intimidation;
- Habiliter par des programmes éducatifs et sanitaires le plus grand nombre de citoyens à contribuer à la croissance;
- Accepter le pluralisme.
Ces prescriptions peuvent sembler élémentaires. Pourtant, pas besoin d’aller bien loin pour se rendre compte qu’elles demandent une vigilance de tous les instants. En réalité, changer profondément et durablement les institutions peut équivaloir à faire la révolution. Rien que cela.
Et encore, même les changements radicaux ne sont pas garants de succès. Les sociétés sont souvent prises dans des cercles vicieux qui font qu’il leur est difficile de passer d’un système à l’autre. Le poids de l’héritage culturel et institutionnel se fait sentir longtemps. Ainsi en est-il de l’Ouzbékistan où l’emprise de Moscou a été remplacée par un régime extractif misant sur le coton. Même les écoles primaires sont fermées le moment venu pour permettre aux enfants d’aider à la récolte. Ce n’est qu’un exemple de régimes extractifs qui se succèdent par delà les révolutions. Il y en a bien d’autres : le tsar remplacé par les bolcheviks, Ian Smith par Robert Mugabe, etc.
Les auteurs croient que les quelques succès observés dans l’histoire récente ou lointaine sont attribuables à une conjonction particulière d’évènements ou de facteurs qui ne pouvaient être provoqués. Ainsi, l’avance prise par l’Europe dans les siècles qui ont suivi la fin du Moyen-âge est le résultat d’évènements qui ont créé des ruptures créatrices. La Peste noire a ébranlé le système féodal dans la partie occidentale de l’Europe. La bourgeoisie anglaise a pu profiter du commerce Atlantique parce que le pouvoir royal était trop fragile pour en monopoliser les bénéfices comme ce fut le cas en Espagne et en France. Et, malgré certaines horreurs, la Révolution française et Napoléon ont suffisamment ébranlé les structures monarchiques et aristocratiques de l’Europe continentale pour que des régimes démocratiques y voient le jour quelques décennies plus tard.
Acemoglu et Robinson se hasardent à prédire que la Chine perdra bientôt son dynamisme économique étant donné qu’elle est toujours de nature extractive. La fortune colossale de ses dirigeants[5] et le fait que le pouvoir se transmet de façon dynastique à l’intérieur du Parti communiste confèrent à ce pays toutes les apparences d’une oligarchie.
Ils ne font pas de pronostics sur l’avenir des États-Unis et du Royaume-Uni. On peut pourtant se demander si le fort accroissement des inégalités n’y est pas un symptôme extractif.
Conclusion
Les idées d’Acemoglu et de Robinson pourraient être vues comme du néolibéralisme présenté sous l’angle institutionnel et politique plutôt que budgétaire et monétaire. Leur plaidoyer pour l’innovation, le droit de propriété ou la démocratie n’a en tout cas rien d’original même s’il est convaincant. Pourtant, leurs thèses se démarquent du néolibéralisme bon teint par l’importance accordée à un partage réel entre tous les citoyens des bénéfices de la croissance économique et par la reconnaissance d’une responsabilité de l’État à cet égard. Leur livre vaut également le détour à cause de la vaste érudition dont ils font preuve.
[1] ACEMOGLU, Daron et ROBINSON, James, Economic Origins of Dictatorship and Democracy, Cambridge University Press, 2006.
[2] ACEMOGLU, Daron, ROBINSON, James A., Why nations fail – The Origins of Power, Prosperity, and Poverty, Crown Business, 2012, 529p.
[3] LANDES, David S., Richesse et pauvreté des nations, 1998.
[4] Notamment dans Guns, germs and steel (1997) et Collapse (2005).
[5] L’édition du 8 mars 2013 de La Presse révélait la présence de 83 milliardaires au parlement chinois. Il n’y en a aucun au Congrès américain.