Les suites de la Grande récession de 2008-2009 continuent à se faire sentir dans beaucoup de pays : le chômage et production n’ont toujours pas récupéré leurs niveaux d’avant crise et la croissance semble vouée à une faible hausse pour ne pas dire une stagnation. La crise actuelle est plus profonde que les dernières récessions et elle prend plusieurs formes : crise économique, puisque l’endettement des ménages et des États restent élevés, les investisseurs restent frileux et les gains de productivités seraient possiblement condamnés à rester faibles dans les pays développés, dû à leur importants secteurs tertiaires.
Mais la crise est aussi sociale puisque les inégalités, le chômage et la précarisation de l’emploi sont en hausse ou restent à des niveaux élevés depuis la crise. La croissance du PIB devient sources de problèmes lorsqu’elle profite de façon disproportionnée à une partie de la population, comme c’est le cas dans les pays anglophones, qui ont vu la part des revenus captée par le 1 % augmenter parfois de façon vertigineuse alors que les revenus du 99 % restant ont connu une hausse beaucoup moins forte [1] et que le salaire médian stagne dans certains cas.
La croissance s’est faite plus volatile, notamment grâce au rôle accru de la finance laissée à elle-même. La crise est également écologique et climatique, puisque la dégradation de nos écosystèmes tend à s’aggraver. Le réchauffement climatique a déjà atteint un point de non-retour et ira en s’accélérant si rien n’est fait. Les coûts à venir seront faramineux. Est-ce la fin de la croissance ? Ce texte est le premier d’une série de deux.
La fin de la croissance ?
Robert Gordon, économiste américain, a publié un article [2] qui a fait grand bruit en 2012. Il annonce la fin de la période de croissance élevée des 250 dernières années, une situation exceptionnelle dans l’histoire de l’humanité, comme l’illustre ce graphique [3]. Trois révolutions industrielles majeures auraient eu lieu pendant cette période, découlant d’innovations technologiques déterminantes, soit la machine à vapeur et le transport sur rail de 1750 à 1830; l’avènement de l’électricité, l’eau courante, le moteur à explosion ainsi que des avancées critiques dans les domaines de la chimie et des communications, de 1870 à 1900; finalement, la création et la généralisation de l’usage des communications sans fil, des ordinateurs et de l’Internet, de 1960 à aujourd’hui.
Cette dernière révolution peinerait toutefois à se faire ressentir au niveau de la productivité puisque les gains de productivité ne sont pas de la même nature dans nos économies tertiarisées d’aujourd’hui, bénéficiant davantage aux loisirs qu’à la productivité des biens et services. Comme le prix Nobel d’économie Robert Solow se plaisait à dire, les ordinateurs se retrouvent partout, sauf dans les statistiques de productivité. L’économiste français Daniel Cohen abonde dans le même sens :
« L’âge d’or de la croissance, c’est tout de même l’âge de l’industrie. Et cet âge, qui a pris fin dans les pays riches, va rapidement toucher ses limites dans les pays émergents, la généralisation de ce modèle de développement étant insoutenable sur le plan écologique. »
Comme le résume bien Éric Desrosiers, chroniqueur du Devoir :
« La deuxième révolution technologique a, de loin, été celle qui a permis les plus importants gains de productivité en plus de 80 ans. Mais plusieurs de ces innovations ne pouvaient se produire qu’une fois, telles que l’urbanisation, l’accélération des transports et la libération des femmes de la corvée d’aller chercher l’eau. En dépit de ce qu’on se plaît à croire, les retombées de la troisième révolution – celle de l’informatique et des technologies de l’information – ont été beaucoup plus modestes et semblent devoir le rester » [4].
Même si de grandes avancées technologiques imprévues devaient se produire, Gordon a identifié six « vents contraires » qui en amoindriraient considérablement les effets : le plafond atteint par les gains en éducation, le vieillissement des populations, les crises énergétique et environnementale, la hausse de l’endettement des ménages et des États, ainsi que la hausse des inégalités.
« The most important [headwind] quantitatively in holding down the growth of our future income is rising inequality. The growth in median real income has been substantially slower than all of these growth rates of average per-capita income discussed thus far. […] The top one percent of the income distribution captured fully 52% of the income gains during [the last] 15-year period. If what we care about when we talk about “consumer well being” is the bottom 99 percent, then we must deduct 0.55 percent from the average growth rates of real GDP per capita presented here and elsewhere. »
Calculant l’effet négatif hypothétique de ces phénomènes, l’auteur estime que la croissance devrait ralentir à un rythme annuel de 0,2 % d’ici l’an 2100. La fin de la croissance est-elle une certitude ? Cohen croit que non :
« il faut se garder de répéter l’erreur de raisonnement de ceux qui nous ont précédés et qui prédisaient le retour à l’état stationnaire juste avant une nouvelle vague d’innovations. On ne sait pas ce dont le capitalisme est capable pour réamorcer la recherche de gains de productivité. Jusqu’où la société tertiarisée dans laquelle nous vivons ira-t-elle dans cette voie ? Peut-être que […] l’on se passera totalement d’humains dans certaines activités tertiaires, comme la banque, l’édition ou l’éducation. C’est pénible à imaginer pour nous parce que c’est le monde auquel nous tenons. Mais lorsque nos sociétés sont devenues industrielles, nombreux étaient ceux qui vivaient cette mutation sur ce même registre de la perte – celui de la fin du monde rural et des terroirs – et de la déshumanisation, avec la diffusion du travail à la chaîne. »
Cet auteur croit toutefois que le système économique sous sa forme actuelle ne pourra pas régler la panne de croissance systémique auquel les économies sont confrontées.
« Le capitalisme va souffrir d’une contradiction qu’il ne pourra pas dépasser, celle de ne pouvoir envisager l’augmentation de la richesse que sous le registre de la propriété privée, alors que les besoins sociaux et les réserves d’intelligence tirent aujourd’hui des secteurs qui ne s’inscrivent pas dans cette logique. »
Quelles sont les solutions à ce cul-de-sac ? Le PIB en tant qu’indicateur économique, mais également étalon de mesure du progrès économique et social fait-il partie du problème ? Ce sont des enjeux que j’aborderai dans le prochain texte.
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1. World Top Incomes Database. 2013. En ligne. http://g-mond.parisschoolofeconomics.eu/topincomes/.
2. Robert J. Gordon, 2013. « Is U.S. Economic Growth Over ? Faltering Innovation Confronts the Six Headwinds ». NBER Working Papers Series, n° 18315. En ligne. http://faculty-web.at.northwestern.edu/economics/gordon/is%20us%20economic%20growth%20over.pdf.
3. Marc Chevalier, 2013. « Entretien avec Daniel Cohen – Le capitalisme va souffrir d’une contradiction qu’il ne pourra pas dépasser ». Alternatives Economiques Hors-série, n° 97. En ligne (avec abonnement). http://www.alternatives-economiques.fr/le-capitalisme-va-souffrir-d-une-co_fr_art_1211_63557.html.
4. Éric Desrosiers, 2013. « La fin de la croissance ». Le Devoir. En ligne. http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/367742/la-fin-de-la-croissance.