Au début de janvier est décédé Harold Demsetz qui fut un pionnier de la nouvelle économie institutionnelle. Il a laissé d’importantes contributions sans avoir recours au langage mathématique. Je réfèrerai dans ce billet à deux de ses textes de la fin des années soixante : le premier s’intéresse à la région de Québec et le second s’applique à mon compte rendu du livre de Jean Tirole, Économie du bien commun.
La région de Québec et l’émergence des droits de propriété
Il est extrêmement rare qu’une référence à la région de Québec et au nord de celle-ci se retrouve dans un article de l’American Economic Review. C’est pourtant le cas du texte Demsetz, Toward a Theory of Property Rights. Il s’appuie sur une recherche anthropologique d’Eleanor Leacock, The Montagnais “Hunting Territory“ and the Fur Trade.
La « thèse » que développe Demsetz est la suivante : » les droits de propriété se développent pour internaliser les externalités lorsque les gains de l’internalisation deviennent plus importants que le coût de l’internalisation. » (p.350) Pour ce faire, il compare la situation des autochtones du Québec-Labrador à celle des Indiens[1]des plaines du sud-ouest américain.
Conséquences du commerce des fourrures
Selon Demsetz, le commerce des fourrures a engendré la création de droits de propriété privés :
Nous pouvons supposer avec assurance que l’avènement du commerce de la fourrure a eu deux conséquences immédiates. Premièrement, la valeur des fourrures pour les Indiens a été considérablement accrue. Deuxièmement, l’activité de chasse a fortement augmenté. Ces deux conséquences doivent avoir considérablement accru l’importance des externalités associées à la chasse libre. Le système des droits de propriété a commencé à changer, et il a changé spécifiquement dans la direction requise pour tenir compte des effets économiques rendus importants par le commerce des fourrures. Les attestations géographiques ou de répartitions recueillies par Leacock indiquent une corrélation évidente entre les premiers centres de commerce de la fourrure et le développement le plus ancien et le plus complet du territoire de chasse privé. (p. 352) [traduction libre]
Il cite immédiatement Leacock :
Au début du dix-huitième siècle, nous commençons à avoir des preuves manifestes que des arrangements territoriaux de chasse et de piégeage conclus par des familles individuelles se développaient dans la région autour de Québec. [traduction libre]
Évolution différente du côté américain
Cette évolution vers des droits de propriété privés n’a pas eu lieu du côté américain. Demsetz y décèle une confirmation de sa « thèse » :
Deux facteurs suggèrent que cette thèse concorde avec l’absence de droits similaires chez les Indiens des plaines du sud-ouest. La première est qu’il n’y avait pas d’animaux de la plaine d’importance commerciale comparable aux animaux à fourrure de la forêt, du moins pas avant que les bovins soient arrivés avec des Européens. Le deuxième facteur est que les animaux des plaines sont principalement des espèces de pâturage qui errent sur de vastes étendues de terre. L’établissement de limites sur les territoires de chasse privés est donc réduit par le coût relativement élevé que représente l’empêchement des animaux de se déplacer vers des parcelles adjacentes. Par conséquent, la valeur et le coût de l’établissement de zones de chasse privées dans le Sud-Ouest sont tels que nous nous attendions à peu de développement dans ce sens. L’externalité ne valait tout simplement pas la peine d’être prise en compte. (p.352-353) [traduction libre]
Par cette référence aux évolutions différenciées entre deux régions de l’Amérique du Nord, Demsetz veut illustrer l’endogénéité des institutions qui répondent à un changement de l’environnement. C’est bien la ligne directrice de la nouvelle économie institutionnelle.
Demsetz à ma rescousse
Le deuxième texte de Demsetz, Information and Efficiency : Another Viewpoint, se concentre sur l’utilisation du concept d’efficacité en économie formelle, ici en s’opposant à l’approche utilisée dans un texte de Kenneth Arrow.
Au moment de prendre une retraite, j’ai décidé de rédiger pour la revue L’Actualité économique un compte rendu du livre Économie du bien commun du nobéliste Jean Tirole. Ce livre m’a déçu puisqu’il m’apparaissait s’opposer à une bonne partie de mon enseignement, comme il est mentionné à la conclusion :
Le livre présente deux difficultés majeures. Premièrement, en ne faisant pas une distinction nette entre science et morale, Tirole présente à un large public une image tronquée de l’essence de la science économique qui vise à comprendre le monde réel. Cette science n’implique pas un rôle de prédicateur ou de réformateur. Il ne s’agit surement pas de référer à une transition qui « requiert [,,,] un changement des mentalités. (p. 227)
La deuxième difficulté provient de l’approche implicite retenue dans l’étude des politiques, qui est souvent présente dans le livre. La démarche s’apparente à un problème de recherche opérationnelle où on optimise une fonction objective sous différentes contraintes. Ici, c’est le gouvernement considéré comme un despote bienveillant qui maximise le bien-être ou le bien commun ou qui minimise le gaspillage et l’inefficacité. Voilà une conception romancée ou désincarnée du gouvernement qui ne permet pas de comprendre comment fonctionne le monde réel avec ses embûches et les différentes institutions pour les affronter.
Face au monde réel, il y a deux voies : le comprendre ou vouloir le réformer. La première est la tâche fondamentale de l’économiste. (Bélanger, 2016 : 758-759)
Cette appréciation me place dans une situation isolée, comme si j’étais le seul à avoir le pas. En effet, si on se réfère au site de l’éditeur, la traduction anglaise du livre se retrouvait dans les meilleurs publications de 2017 pour plusieurs médias : Financial Times, Bloomberg, Times Higher Education, Project Syndicate, Wall Street Journal…
Mon seul regret provient de ne pas avoir référé à la critique fondamentale que Demsetz adressait en 1969 à l’approche d’Arrow dont Tirole suit les traces. Il y dénonçait le recours au critère de la solution parfaite. S’inspirant du bouddhisme, il qualifiait le tout d’approche du nirvana :
La vue qui imprègne aujourd’hui beaucoup l’économie de la politique publique présente implicitement le choix pertinent entre une norme idéale et un arrangement institutionnel existant «imparfait». Cette approche nirvana diffère considérablement d’une approche institutionnelle comparative dans laquelle le choix approprié se situe entre d’autres dispositions institutionnelles réelles. Dans la pratique, ceux qui adoptent le point de vue du nirvana cherchent à découvrir des divergences entre l’idéal et le réel, et si des écarts sont constatés, ils en déduisent que le réel est inefficace. Les utilisateurs de l’approche institutionnelle comparative tentent d’évaluer quel arrangement institutionnel réel possible semble mieux à même de faire face au problème économique…
L’approche du nirvana est beaucoup plus susceptible que l’approche des institutions comparatives de commettre trois erreurs logiques : l’erreur de l’herbe est toujours plus verte, l’erreur du repas gratuit et l’erreur que les gens pourraient être différents. (Demsetz, 1969 : 1-2) [traduction libre]
Après un demi-siècle, le message de Demsetz n’a pas perdu d’à-propos. J’en vois quotidiennement l’application avec les trois erreurs de logique qui viennent d’être mentionnées.
Note :
L’auteur a publié en novembre 2018 aux Presses de l’Université Laval un livre intitulé Grandeur et misère de nos choix économiques.
[1] Le mot « Indien » était largement en usage à l’époque où Demsetz a écrit ses textes. Aujourd’hui, il est plus approprié d’utiliser le mot «Autochtones».