Investissement comparé États-Unis, Canada et provinces, suite et fin

Dans ce second et dernier billet sur l’investissement, je vais soulever deux questions ancillaires sur les résultats obtenus. La première : pourquoi certains croient-ils que le Canada et le Québec sont des cancres de l’investissement ? La seconde question : pourquoi mon propos a-t-il délibérément exclu les comparaisons du Canada et du Québec avec des pays autres que les États-Unis ?

État de l’investissement comparé : synthèse du billet précédent

Dans mon billet précédent, j’ai fait valoir quatre points au sujet du taux d’investissement non résidentiel des entreprises et des gouvernements aux États-Unis et au Canada pour la période de 2007 à 2013.

Point 1 : Globalement, le taux d’investissement a été à peu près le même au Canada qu’aux États-Unis : de 16 % à 16,5 % du PIB. Cependant, lorsqu’on retranche de ce total les investissements massifs dans les installations pétrolières et gazières, on constate que, dans l’ensemble des autres secteurs de l’économie, le taux d’investissement du Canada a été inférieur d’environ 2 points de PIB à celui des États-Unis. Les difficultés propres du secteur manufacturier et un certain retard dans l’application des technologies numériques font sans doute partie de l’explication.

Point 2 : Au sein même du Canada, l’écart de taux d’investissement entre les trois provinces pétrolières (Terre-Neuve, Saskatchewan et Alberta) et les sept non-pétrolières (Québec compris) est tout simplement énorme. Le taux a été de 24,5 % pour les premières et de 14,2 % pour les secondes. La largeur du fossé a donc dépassé les 10 points de PIB.

Point 3 : Parmi les sept provinces non pétrolières, le Québec a affiché un taux d’investissement de 14,4 %, soit légèrement supérieur à la moyenne de 14,2 %, tandis que l’Ontario a enregistré un taux de 13,0 %, qui lui est inférieur.

Point 4 : Le taux d’investissement des gouvernements a été de 3,4 % aux États-Unis, de 4,2 % au Canada et de 5,0 % au Québec. Cette gradation s’ensuit tout naturellement de la place qu’occupent les dépenses totales des administrations publiques dans chaque région : 18 % du PIB aux États-Unis, 26 % au Canada et 30 % au Québec. Une société qui choisit de se donner un secteur public plus important doit forcément s’attendre à ce que l’investissement public y soit plus élevé et l’investissement privé, plus faible qu’ailleurs, sans que cela traduise un défaut pathologique de l’environnement économique ou des politiques publiques.

Pourquoi certains croient-ils que le Canada et le Québec sont des cancres de l’investissement ?

Comment se fait-il, en effet, que certains auteurs arrivent à conclure qu’en matière d’investissement le Canada tire de l’arrière sur les États-Unis et que le Québec traîne à la queue du Canada.

Trois raisons expliquent principalement leur méprise.

Premièrement, leur attention se concentre souvent sur l’investissement non résidentiel des entreprises uniquement. L’investissement public est omis ou déconsidéré. Le tableau des taux d’investissement que j’ai présenté dans mon premier billet a montré que, lorsqu’on tient compte de l’investissement des entreprises seulement, le taux canadien est inférieur au taux américain (12,3 % contre 12,8 % pour 2007-2013), même quand on inclut la contribution des secteurs du pétrole et du gaz naturel. Le taux québécois, lui, est moins élevé que celui des sept provinces pétrolières (9,4 % contre 9,7 %). Le tableau montre aussi que ces différences sont comblées si on ajoute l’investissement des gouvernements à celui des entreprises. J’ai alors expliqué pourquoi l’omission de l’investissement public est une sérieuse erreur d’analyse.

Deuxièmement, en ce qui regarde le Québec, ces auteurs insistent généralement sur la comparaison avec le Canada entier ou avec le « reste du Canada », sans tenir compte de l’énorme différence entre le taux d’investissement des trois provinces pétrolières et celui des sept provinces non pétrolières. Lorsque les provinces pétrolières sont incluses dans l’ensemble canadien, la moyenne nationale se trouve tellement gonflée qu’elle est inaccessible aux provinces qui, comme le Québec, sont dépourvues de pétrole ou de gaz naturel. Pour éviter cette incongruité, il faut exclure les trois provinces pétrolières de la moyenne et ne faire la comparaison qu’entre comparables, non pétrolières. Le tableau a montré que, lorsqu’on compare la performance du Québec à celle des provinces qui n’ont pas de pétrole ou de gaz naturel, le Québec affiche un taux d’investissement total qui se situe dans la bonne moyenne des provinces sans pétrole (14,4 % contre 14,2 % pour 2007-2012) et qui est supérieur à celui de l’Ontario (13 %).

Troisièmement, ces auteurs font souvent reposer la comparaison entre les pays et les provinces sur un indicateur qui fait automatiquement mal paraître le Canada par rapport aux États-Unis, et le Québec par rapport au « reste du Canada », soit l’investissement des entreprises par travailleur. Pour 2007-2012, des analystes de l’Institut C.D. Howe ont, par exemple, estimé que l’investissement des entreprises par travailleur au Canada a été inférieur de 26 % à son niveau aux États-Unis; et au Québec, inférieur de 41 % à son niveau dans le « reste du Canada ».

Le problème est que cet indicateur mélange tout : l’effort à investir avec la capacité à investir. Pour le voir, considérons mentalement l’exemple de deux régions, A et B, qui auraient le même nombre de travailleurs, disons 4 millions, et feraient le même effort d’investissement, consacrant chacune 10 % de leur revenu total à l’investissement des entreprises. Supposons maintenant que le PIB annuel de A soit de 400 milliards de dollars et que celui de B soit de 480 milliards. B est donc 20 % plus riche. La région A investirait alors 10 % de 400 milliards, soit 40 milliards ou 10 000 dollars par travailleur, et la région B, 10 % de 480 milliards, soit 48 milliards ou 12 000 dollars par travailleur.

On voit donc que, malgré que l’effort d’investissement soit exactement le même dans les deux régions (10 % du PIB), la région B a une capacité d’investir plus élevée de 20 %, tout simplement parce qu’elle est 20 % plus riche. Le fait qu’A investisse 2 000 dollars de moins par travailleur que B ne révèle absolument rien de pathologique dans son comportement. Même si son effort est identique à celui de B, elle investit moins parce qu’elle a, au total, moins de ressources à sa disposition. Sa capacité à investir est plus faible.

L’investissement par travailleur est donc tout à fait irrecevable comme indicateur de l’effort ou du succès à investir d’un pays ou d’une province. Il induit tout le monde en erreur.

Pourquoi ai-je délibérément exclu les comparaisons du Canada et du Québec avec des pays autres que les États-Unis ?

La réponse à cette seconde question est que les comparaisons internationales de taux d’investissement posent deux sérieux problèmes de mesure.

Le premier est que la définition de l’investissement n’est pas toujours la même d’un pays à l’autre, bien que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) travaille présentement à améliorer la comparabilité internationale des données. En se concentrant sur les États-Unis et le Canada, on a au moins l’assurance que les définitions des concepts concordent.

Le second problème concerne les taux de conversion des monnaies qu’il faut utiliser pour rendre comparables les dépenses d’investissement d’un pays à l’autre. Les taux habituellement utilisés sont ceux de l’OCDE. Par exemple, l’Institut C.D. Howe et le Centre sur la productivité et la prospérité de HEC Montréal font l’hypothèse que 1 000 dollars américains d’investissement aux États-Unis contiennent en moyenne le même volume réel d’investissement que 1 200 dollars canadiens au Canada. Ce taux de conversion de 1,20 est celui que proposent les fonctionnaires de l’OCDE.

Mais les chercheurs de Statistique Canada ont calculé que cela prend plutôt 970 dollars canadiens (et non 1 200) au Canada pour équivaloir aux 1 000 dollars américains d’investissement aux États-Unis. Leur taux de conversion est donc de 0,97: grosse différence avec le taux de 1,20 de l’OCDE !

Mais alors, cela remet en question l’ensemble des taux de conversion entre pays que la bureaucratie de l’OCDE suggère de retenir. Il faut conclure que les comparaisons internationales offertes par l’OCDE et à sa suite, par l’Institut C.D. Howe et le Centre sur la productivité et la prospérité de HEC Montréal, sont fort douteuses.

Cela explique pourquoi, dans mon billet, je ne me suis pas « embarqué » dans les comparaisons internationales autres que celle qui concerne les États-Unis et le Canada.

Cela dit, il faut enregistrer correctement le fait que, hors du pétrole et du gaz naturel, le Canada (Québec compris) accuse un certain retard d’investissement sur les États-Unis. La complaisance en ce domaine serait injustifiable. Encourager les investissements de qualité constitue sans l’ombre d’un doute une grande priorité de la politique économique du Canada et du Québec. Mais il faut cesser de répandre l’idée fausse et démobilisante qu’au départ le Canada et le Québec sont des cancres de l’investissement au plan international. Je ne doute pas un instant de la bonne foi des pessimistes qui véhiculent cette idée. C’est juste qu’ils se trompent.

(Ce billet est extrait d’un article paru dans le magazine L’actualité du 29 juillet 2014)