Bureaucratie professionnelle, l’université est une institution complexe qui se prête difficilement à une connaissance approfondie de l’interaction de ses différentes composantes. Aux premières pages d’un livre publié deux ans après les mouvements étudiants de 1968, les économistes James Buchanan et Nicos Devletogou notaient une particularité de l’université comme institution :
L’enseignement universitaire, lorsqu’il est examiné à travers les yeux des économistes, implique des caractéristiques d’une industrie unique. C’est parce que : (1) ceux qui consomment son produit ne l’achètent pas, (2) ceux qui le produisent ne le vendent pas, (3) et ceux qui financent ne le contrôlent pas. Est-il surprenant que les processus ordonnés qui semblent caractériser les relations commerciales standards semblent se rompre dans les universités ? » (Buchanan et Devletoglou 1970 : 8 ) [traduction libre]
Pour ce billet, je profite de la publication d’un travail empirique canadien pour appuyer la proposition suivante : aujourd’hui, l’étudiant à temps complet est à temps partiel à l’université[1].
Aux États-Unis : une baisse importante du temps d’étude sur quarante ans
À l’aide de plusieurs ensembles de données pour différentes périodes, Babcock et Marks ont documenté la diminution aux États-Unis entre 1961 et 2003 de l’investissement en temps académique des étudiants universitaires à temps plein. Quelles sont leurs conclusions sur l’évolution du temps des étudiants et ses implications ?
Dans cet article, nous avons documenté que les étudiants à temps plein dans les collèges de quatre ans aux États-Unis consacrent beaucoup moins de temps à leurs études que par le passé. Les étudiants à temps plein en 1961 consacraient environ 40 heures par semaine en classe et aux études, tandis que les étudiants à temps plein en 2003 investissaient environ 27 heures par semaine. Une diminution de l’investissement en temps académique est observable dans un large éventail de sous-échantillons et dans tous les groupes démographiques observables et tous les types de collèges de quatre ans…
Nous soulignons deux implications importantes de cette constatation. Premièrement, la baisse de l’investissement en temps consacré aux études par les étudiants à plein temps suggère que le coût d’opportunité d’une année universitaire (ou plus précisément de sa composante temporelle) a diminué au fil des ans. Ce changement semble important et n’a peut-être pas été entièrement compris ou apprécié dans les travaux antérieurs sur les changements au fil du temps du rendement en salaires des études collégiales. Deuxièmement, si l’effort des étudiants est un apport significatif au processus de production de l’éducation, un investissement de temps en baisse peut signifier une production en déclin du capital humain – ou un changement radical et jusque-là non documenté dans la manière dont le capital humain est produit sur les campus. » (Babcock et Marks, 2011 : 477) [traduction libre]
La figure 1 indique une baisse généralisée entre 1961 et 2003 du temps d’étude par champ de spécialisation pour les étudiants plein temps du premier cycle.
Figure 1 Durée hebdomadaire d’études moyenne pour les étudiants à temps plein dans des collèges de quatre ans, par spécialisation, 1961 et 2003
Source : Babcock et Marks, 2010 : 3
La situation est-elle différente au Canada ?
Même si l’évolution américaine indique une nette évolution à la baisse du temps d’étude, il se pourrait que la situation canadienne soit différente. Une recherche récente, donnant entre autres une photographie de l’état actuel chez les étudiants de deux campus de l’Université de Toronto, semble plutôt montrer des similitudes:
La ligne continue bleue de la figure 2 montre que l’étudiant médian à l’Université de Toronto n’étudie que 12 heures par semaine et que le temps d’étude modal n’est que de six heures par semaine.
Peut-être que les étudiants n’ont tout simplement pas le temps nécessaire pour étudier. Pour explorer cette possibilité, avant le début du semestre, nous avons demandé aux étudiants de déterminer le temps dont ils avaient besoin pour les engagements qui les empêchaient d’étudier : travail, déplacements, temps passé en classe et sommeil.
Leur temps d’étude disponible correspond à la ligne pointillée rouge de la figure 2. L’étudiant médian dispose de plus de 90 heures disponibles pour étudier chaque semaine. Aucun étudiant ne déclare avoir moins de 30 heures disponibles pour étudier chaque semaine. Le manque de temps disponible n’empêche pas les étudiants de poursuivre leurs études. » (Oreopoulos et al, nov. 2018) [traduction libre]
Figure 2 Utilisation du temps par les étudiants à l'Université de Toronto
Source : Oreopolous et al, nov. 2018
Au cours des récentes années, l’évolution du temps consacré aux études au Canada semble correspondre à celle observée aux des États-Unis sur un point important, à savoir que les étudiants ont des priorités qui concurrencent les études pour l’usage du temps à leur disposition.
Une application de la théorie du Nudge
Comme il existe une relation positive entre le temps d’étude et la performance académique mesurée par les notes, les auteurs de la recherche canadienne ont voulu appliquer la théorie du Nudge ou du « coup de coude » consistant à encourager certains comportements au moyen de mesures incitatives indirectes. Ainsi, dans une étude expérimentale, les membres du groupe choisi au hasard étaient bien informés de cette relation au début du semestre, encouragés à créer un horaire qui assurerait un temps d’étude suffisant, recevaient des rappels, des conseils d’étude et un accès à un instructeur virtuel qui faisait une vérification hebdomadaire de la présence de problèmes.
Quel a été l’impact ?
Les étudiants choisis semblaient être très impliqués dans les aspects de planification et de coaching du programme… Malgré cela, nous n’avons trouvé aucun impact sur les résultats scolaires. Il n’y a eu aucun effet d’intervention sur l’accumulation de crédits ou sur les notes de cours à l’Université de Toronto…
Nos résultats sont cohérents avec les résultats de recherche de plus en plus nombreux concernant des interventions à faibles coûts et extensibles en éducation. Ces interventions semblent être efficaces pour inciter les étudiants à prendre des mesures relativement simples et ponctuelles. Elles sont moins efficaces pour provoquer une amélioration des résultats qui nécessitent des changements significatifs et durables dans le comportement des élèves. »(Oreopoulos et al, nov. 2018) [traduction libre]
Conclusion
Malgré que l’on s’attende à une relation positive entre le temps d’étude et les notes obtenues, l’évolution des dernières décennies révèle plutôt une baisse appréciable du temps d’étude concomitante avec une inflation des notes. Cette énigme pourrait trouver son explication soit par une productivité croissante de l’université avec de meilleurs étudiants, de meilleurs professeurs et/ou de meilleurs outils éducatifs soit par une baisse des standards à l’université.
Un économiste chevronné m’a suggéré une autre explication par la réaction suivante :
J’ai été longtemps critique du travail hors étude des étudiants. Je le suis moins. Cela manifeste un choix massif de leur part. Je pense qu’ils perçoivent cet apprentissage au marché du travail comme supérieur à ce qu’ils reçoivent en classe ou aux études.
Un fait demeure : la baisse du temps d’étude diminue le coût global de l’obtention d’un diplôme universitaire. C’est une voie d’ajustement à la valeur croissante du temps, et peut-être un signal d’une diminution de la place des universités dans la formation et la production de connaissances.
[1] Le présent texte reprend en partie des considérations exprimées il y a quelques années dans une série de billets publiés sur Libres Échanges, soit La détérioration des études de premier cycle, L’université, une bureaucratie professionnelle et La dérive des études de baccalauréat aux États-Unis.