LA BANQUE DU CANADA EST-ELLE À COURT D’ARGUMENTS?

Inquiète de certains signes de fragilité dans l’économie canadienne, et surtout de la menace protectionniste américaine, la Banque du Canada (BdC) a adopté un ton particulièrement prudent depuis l’automne. Le gouverneur Stephen Poloz a même, à quelques reprises, laissé entendre qu’une baisse de taux n’était pas à écarter. Or, autant sur la croissance économique, l’inflation, l’évolution du marché de l’emploi et l’habitation, les indicateurs économiques ont surpassé les anticipations de manière assez persistante. Ce Point de vue économique analyse la question de savoir si un changement de ton est à l’horizon pour la BdC. À notre avis, il est possible qu’elle reconnaisse une certaine amélioration des perspectives, mais elle a encore des motifs valables pour s’en tenir à la prudence.

La décision prise la semaine dernière par la Réserve fédérale (Fed) de relever ses taux directeurs a fait peu de controverse, surtout avec la performance reluisante du marché du travail des derniers mois. Par contraste, au Canada, la BdC a maintenu une posture assez dovish. Celle-ci semble toutefois de plus en plus discutable. Rappelons que la BdC avait réaffirmé son penchant plutôt pessimiste dans son dernier communiqué publié le 1er mars. Elle avait particulièrement minimisé certains des dénouements plus positifs observés jusqu’alors. Cependant, les données ont continué de surprendre à la hausse à un point tel que, sur les marchés, on se demande si ces éléments de preuve ne sont pas assez accablants pour forcer la BdC à adopter une position plus neutre. Après tout, si même Mario Draghi se permet un peu plus d’optimisme ces jours-ci, qu’est-ce qui empêcherait Stephen Poloz d’en faire autant?

Une économie canadienne qui a étonné récemment…

Les bonnes nouvelles ont eu tendance à s’accumuler récemment. Le PIB réel a connu une croissance meilleure qu’attendu au quatrième trimestre, avec un rythme annualisé de 2,6 %. En fait, la croissance canadienne a dépassé celle des États-Unis tous les trimestres de 2016, sauf pour le deuxième, qui a été entaché par les feux de forêt en Alberta (graphique 1). Sur le marché du travail, la mise en évidence d’un retard par rapport aux tendances américaines était très défendable à la fin de 2016, mais voilà que la création d’emplois a dépassé les attentes consensuelles pendant six mois consécutifs. La création d’emplois moyenne sur six mois avait même frisé les 40 000 en janvier, du jamais vu depuis la crise. La création d’emplois à temps plein s’est fortement améliorée dans les derniers mois, rejoignant la tendance américaine (graphique 2) et, à l’heure actuelle, le taux de chômage de 6,6 % constitue un creux depuis la crise (à égalité avec janvier 2015).

Du côté de l’inflation, les mesures d’inflation sous-jacente qu’analyse la BdC sont inférieures à sa cible, mais pas de façon significative. Si l’écart de production se resserrait plus rapidement que prévu, ces mesures pourraient bien converger vers l’objectif de 2 % dans un avenir pas trop éloigné. Ensuite, il y a la fâcheuse question du logement. Les mentions faisant référence aux déséquilibres touchant les ménages ont disparu du communiqué de la BdC depuis l’entrée en vigueur des mesures de resserrement annoncées par le gouvernement fédéral l’automne dernier. Cependant, voilà que six mois se sont écoulés, et le marché torontois commence à être étiqueté comme une bulle. Des spéculations courent à l’effet d’une possible annonce de nouvelles mesures macroprudentielles décrétées par le gouvernement provincial.

La BdC préfère que ces risques soient abordés de cette manière, plutôt que par la politique monétaire, mais cela ne signifie pas qu’il ne lui incombe pas une certaine responsabilité en matière de persuasion morale. Si les récents événements poussent les dirigeants de la BdC à assumer à nouveau cette responsabilité, cela sonnera vraisemblablement le glas du biais à l’assouplissement qui s’était manifesté en octobre et qui a été réitéré en janvier.

… mais encore beaucoup de pain sur la planche

Il ne faut pas nécessairement tenir un fort ajustement au message de la BdC pour acquis, car il y a un certain nombre de problématiques qu’elle devrait continuer de souligner. L’une d’entre elles est la lenteur des heures travaillées au Canada. Les heures se sont améliorées en février, avec une hausse mensuelle de 0,2 %, mais le rythme de -0,3 % en glissement annuel est incontestablement décevant (graphique 3). Les heures travaillées sont importantes, car elles constituent la mesure de l’apport de main-d’œuvre utilisée dans de nombreux modèles conventionnels. Par ailleurs, l’Enquête sur la population active de février a également montré que les salaires horaires évoluent à un rythme annuel d’à peine 1,3 %, ce qui est inférieur à l’inflation.

Un autre aspect qui laisse à désirer est l’investissement privé. L’enquête annuelle de Statistique Canada sur les intentions d’investissement a révélé que celles-ci demeurent à la baisse dans le secteur privé, bien que de façon moindre qu’en 2015 et en 2016 (graphique 4). Toutefois, l’élément qui laisse songeur est le caractère plus diffus de la faiblesse. En 2015 et en 2016, les coupes des budgets d’investissement dans le secteur énergétique étaient responsables d’une bonne partie des baisses. En 2015, 55 % des secteurs ont tout de même augmenté leurs dépenses, et en 2016 ce fut la moitié. Par contraste, selon les intentions dévoilées pour 2017, les intentions d’investissement sont en hausse dans seulement 35 % des secteurs. La hausse prévue des investissements publics aidera à compenser cette faiblesse. Il reste que la croissance durable idéalisée par la BdC implique une contribution rehaussée des investissements privés et une modération simultanée des apports des dépenses des ménages et du secteur immobilier. Elle ne peut dresser un bilan satisfaisant à cet égard.

Sur le plan du commerce international, même si les exportations nettes ont effectué une forte contribution à la croissance du PIB au quatrième trimestre, cela s’explique surtout par des facteurs ponctuels. Les exportations réelles ont augmenté dans seulement deux des cinq mois allant jusqu’à février. Comparativement aux deux années précédentes, la devise n’a pas été aussi porteuse en 2016. Comme l’a fait remarquer la BdC, le dollar canadien s’est apprécié contre la plupart des devises l’an dernier, y compris celles des pays concurrents sur le marché américain. Cette tendance s’est néanmoins renversée à partir de janvier.

Le plus grand des impondérables

Par-dessus tout, le mouvement protectionniste aux États-Unis demeure la préoccupation principale. La menace, même à l’endroit du Canada, n’a pas disparu de façon convaincante. Depuis le jour de l’inauguration, le discours de l’administration américaine a oscillé entre des commentaires rassurants sur le maintien des relations commerciales avec le Canada et, de manière plus contradictoire, sur une forte priorisation des intérêts américains. Le projet d’ajustement fiscal frontalier demeure un sujet de controverse. Même si le président et son secrétaire du Trésor ont déjà émis quelques réserves sur cet élément clé du projet de réforme fiscale des Républicains au Congrès, il serait téméraire de supposer que Washington est en quelque façon prévisible. Un ajustement fiscal frontalier tel qu’exposé par les Républicains nuirait fortement à la compétitivité des exportateurs canadiens, et une importante dépréciation de la devise serait primordiale pour en mitiger les effets.

Conclusion

Il serait de mauvaise foi que la BdC ne reconnaisse pas la récente amélioration des perspectives au Canada. Cependant, nous soupçonnons qu’elle continuera de faire état de ses préoccupations, dont certaines sont très valables. La BdC ne peut pas se permettre d’être négligente par rapport au risque commercial. L’entrée en vigueur d’une mesure d’ajustement fiscal frontalier entraînerait vraisemblablement une réduction des taux au Canada, peu importe les dernières statistiques, ne serait-ce qu’à des fins préventives. Cela serait en ce sens à l’image de la baisse surprise qui avait été annoncée en janvier 2015 et qui visait à contrer l’impact de la chute du prix du pétrole. Tout compte fait, on peut s’attendre à ce que Stephen Poloz applaudisse quelques-unes des améliorations récentes, mais il pourrait ne pas être encore prêt à se départir de son biais à l’assouplissement. Nous en saurons sans doute davantage le 28 mars, date où il prononcera son prochain discours.

NOTE : Ce billet a déjà fait l’objet d’une publication par Études Économiques Desjardins.