LA CLASSE MOYENNE S’ÉRODE-T-ELLE QUÉBEC?

Nos élus politiques aiment bien à chaque élection interpeler l’électeur potentiel sur la situation de la classe moyenne, et en particulier déplorer son déclin. Ce ne sera pas différent en ce qui concerne l’élection fédérale à venir dans un an. Cela concerne la classe politique, bien sûr, mais tout aussi bien les électeurs, les lecteurs, les commentateurs qui s’écharpent autour de cette cible mouvante que constitue la « classe moyenne ». Car s’il est de bon ton d’en parler, peu de personnes savent vraiment de qui cette classe moyenne est composée, comment elle a évolué et si oui ou non elle s’est enrichie ou appauvrie.

La perception largement répandue depuis environ une décennie ou deux est à l’effet que la classe moyenne est en déclin. Les uns attribuent cela aux revenus qui stagnent et à une fiscalité qui ne cesse d’étouffer tandis que les autres dénoncent une fragilisation des programmes sociaux, quand ce n’est pas tout simplement les trois facteurs mis ensemble. Notons que cette question trouve un écho direct quant au corolaire voulant que les inégalités n’aient cessé de progresser au cours de la même période au Québec.

Cette perception est alimentée par le fait que les robustes 4 ou 5 pour cent de croissance de la dernière moitié du 20e siècle ont été remplacés par une croissance beaucoup moins dynamique, autour de 2-3 pour cent, qui plus est, ponctuée par la crise financière de 2008. Ajoutons à cela la perception selon laquelle la distribution de la richesse a bénéficié à une minorité située au sommet de la pyramide de la structure des revenus. Une grande majorité de citoyens a donc manifestement l’impression que leur situation économique n’a connu aucun progrès dans les 25 dernières années. D’ailleurs, les sondages confirment cette perception : le nombre de personnes se disant faire partie de la classe moyenne a fortement diminué au Canada et aux États-Unis, d’un peu moins de 70 pour cent en 2002 à 47 pour cent en 2014.[1]

Nous avons donc tenté de cerner l’évolution de la classe moyenne au Québec entre le milieu des années 1970 et 2010, et ce, pour différents types de familles.[2]  Notons tout de go qu’il n’y a pas de définition standard de la classe moyenne. Nous avons donc retenu celle qui fait largement consensus : pour en faire partie, les ressources financières des ménages doivent se situer dans l’intervalle compris entre 75 % et 150 % du revenu médian.

Les résultats les plus saillants peuvent être résumés en quelques points :

  • Selon la définition retenue et en se basant sur le revenu avant impôts et avant transferts, près de 30 pour cent des ménages québécois faisaient partie de la classe moyenne en 2010.
  • Par contre, en se basant sur le revenu après impôts et après transferts de l’État, presque un ménage sur deux faisait partie de la classe moyenne en 2010.

La conclusion générale à tirer est donc que les transferts gouvernementaux et la fiscalité ont permis de gonfler les rangs de la classe moyenne. Le tableau ci-dessous résume les résultats pour 2010 pour différents types de ménages pour le revenu, une fois tenus en compte les impôts et les transferts. On peut donc voir des exemples de qui se situe dans la classe moyenne :

  • Une personne seule avec un revenu après impôts entre 23 575 $ et 47 152 $.
  • Une famille monoparentale avec un enfant avec un revenu après impôts entre 33 340 $ et 66 683 $.
  • Une famille biparentale avec deux enfants avec un revenu après impôts se situant entre 47 150 $ et 94 304 $.

Le tableau montre les résultats selon un nombre d’enfants variant de 1 à 3.

Seuils minimum et maximum de revenus après transferts et impôts de la classe moyenne, 2010

Nos résultats montrent également que sur la base des revenus privés (avant impôts et transferts), la proportion des ménages faisant partie de la classe moyenne s’étiole puisqu’elle est passée de 37 pour cent en 1976, à 25 pour cent en 1996 et à 29 pour cent en 2010.

En revanche, lorsqu’on regarde l’évolution de la classe moyenne basée sur le revenu après impôts et après transferts, les effets redistributifs de la fiscalité et des transferts gouvernementaux restent particulièrement puissants pour aplanir les variations. En effet, dans ce cas, la proportion des ménages faisant partie de la classe moyenne passe de 46 pour cent en 1976, à 44 pour cent en 1996 puis remonte à 47 pour cent en 2010.

L’intervention gouvernementale via les allocations familiales, les diverses prestations, les crédits d’impôt et la progressivité de l’impôt a permis aux ménages de la classe moyenne de conserver leur importance relative autour de 45 pour cent au cours des 35 dernières années. Manifestement, la classe moyenne n’est pas en déclin au Québec.

La classe moyenne d’aujourd’hui : plus hétérogène qu’antan.

Une autre constatation cruciale à tirer de nos résultats est que la classe moyenne est beaucoup moins monolithique que dans les années 1970 où le modèle « deux parents, deux enfants » dominait. Non seulement aujourd’hui ce groupe est moins important dans la classe moyenne, mais les différents types de familles (personnes seules, monoparentales, biparentales avec et sans enfants) comptent chacun entre un cinquième et un quart de la classe moyenne. Ce métissage reflète évidemment la plus grande complexité de la société et la plus grande fragilité des unions traditionnelles. Cela pose aussi des défis plus grands quand un gouvernement veut cibler, par ses politiques, la « classe moyenne », car ce n’est plus un groupe socio-économique qui est en majorité visé, mais au moins quatre groupes très différents ayant des attentes et des besoins spécifiques.

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En conclusion, nos résultats suggèrent que la classe moyenne ne s’est pas érodée au Québec depuis les années 1970, puisque l’intervention gouvernementale a joué son rôle de soutien par le biais des transferts et de la fiscalité. En effet, toutes les catégories de ménages sont caractérisées par une baisse de la proportion des gens ayant des revenus inférieurs au seuil de la classe moyenne au cours des 35 dernières années. Le phénomène est encore plus marqué en présence d’enfants. En outre, pour l’ensemble des catégories de ménages, à l’exception des familles biparentales, les résultats indiquent une augmentation de la proportion des ménages ayant accès à la classe moyenne. Du côté des familles biparentales, on observe un déplacement des « moins favorisés » vers la classe moyenne et un mouvement substantiel des familles biparentales de la classe moyenne vers les « riches ».

Cette profonde transformation de la classe moyenne depuis 35 ans rend donc plus complexe l’élaboration de politiques publiques qui visent à modifier les conditions socio-économiques des gens qui en font partie.


[2]François Delorme, Suzie St-Cerny (avec la collaboration de Luc Godbout),« », Document de travail no. 2014-04, Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques, Université de Sherbrooke, Novembre 2014. Voir également le .