La croissance économique est un enjeu omniprésent des débats politiques. Pourquoi est-elle si faible depuis la crise ? Comment en générer davantage ? Nos sociétés modernes en dépendent (trop?). Comment est-elle déterminée ? L’approche postkeynésienne fournit une théorie empiriquement éprouvée empiriquement, reposant sur la demande plutôt que sur les facteurs de l’offre, comme le font les théories orthodoxes. Ce billet, le deuxième d’une série de huit, abordera brièvement les enjeux de ces deux approches.
Les approches orthodoxes
Pour les macroéconomistes hétérodoxes, le modèle canonique de Solow (1956) et la théorie de la croissance endogène développée dans les années 1980 ne parviennent pas à expliquer de façon convaincante la formation et les variations de la croissance économique . Pour le modèle de croissance de Solow, la croissance de l’épargne (qui équivaudrait au niveau d’investissement) et la croissance de la force du travail étant données (exogène), le seul facteur explicatif restant est la croissance de la productivité (total-factor productivity). Celle-ci est mesurée comme étant ce qui reste lorsqu’on soustrait les effets de la croissance de l’épargne et de la force du travail.
Ainsi, le seul facteur déterminant la croissance du modèle de Solow ne serait qu’un résiduel (ce que nous ne parvenons pas à expliquer). Pour reprendre les mots de l’économiste de Stanford Moses Abramovitz, c’est la mesure de notre ignorance. Selon Scheffer : « Productivity growth does tend to parallel economic growth, but economic growth often seems to be the horse, and productivity growth the cart ». (2012, p. 177)
Quant à eux, les modèles de la théorie de la croissance endogène possèdent un certain nombre de lacunes importantes, notamment un grand nombre d’hypothèses ad hoc insérées ex post dans leurs modèles, la recherche de validation empirique plutôt que la recherche de falsification théorique, l’idée selon laquelle l’innovation technologique ne résulterait presque exclusivement que du processus concurrentiel des marchés (évacuant les institutions non marchandes de l’analyse), l’absence de prise en compte de la distribution des revenus, ainsi que la critique de Cambridge, selon laquelle l’ensemble du capital ne peut être agrégé.
Notons également comme limitation l’hypothèse de la Loi de Say, selon laquelle l’offre génèrerait la demande même à long terme, car l’épargne génèrerait l’investissement. Évidemment, l’épargne égale l’investissement, mais ce n’est qu’une identité comptable. Selon les postkeynésiens, l’épargne ne peut déterminer l’investissement : « there is no reason why an increase, say, in the saving rate should lead to the adoption of more capital intensive techniques, thus casting doubt on the mere theoretical existence of a stable neoclassical growth path. » (Cesaratto, 2010). Les biens invendus sont comptabilisés en inventaire, ce qui est classé comme étant un investissement. De plus, selon Lavoie,
Il existe un infini d’équilibres de longue période possibles, qui dépendent des contraintes imposées par la demande et des institutions mises en place. Les facteurs du côté de l’offre vont finalement s’ajuster. (2004, p. 17)
La croissance, menée par la demande
Les postkeynésiens privilégient le principe de la demande effective. Ce concept postule que la production et donc la croissance économique s’ajustent à la demande. Bien que les facteurs de l’offre déterminent la capacité productive maximale de l’économie , ils ne sont que rarement utilisés à leur pleine capacité. En effet, l’économie atteint rarement le plein-emploi des travailleurs disponibles sur le marché du travail et les entreprises ont une capacité productive qui n’est que rarement utilisée à sa pleine capacité. Par exemple, ce taux au Québec variait entre 70 % et 90 % entre 1987 et 2013, plutôt que 100 % (Statistique Canada). Lorsque cette capacité productive se rapproche du niveau d’utilisation maximale, les entreprises bonifieront leur capacité productive, afin de garder leur marge de manœuvre.
La demande globale serait tirée par la demande autonome , principalement l’investissement des entreprises : « Decisions made on investment depend on a wide range of factors including the state of present and prospective demand, profitability and ‘animal spirits’ and technological factors. » (Arestis et Sawyer, 2009, p. 22) L’investissement (et les exportations nettes) détermine le niveau actuel de production et de taux d’emploi puisque les entreprises basent leurs décisions en fonction de la valeur des biens et services qu’ils pensent pouvoir vendre (leurs anticipations), dans un contexte d’incertitude fondamentale (ces variables ne peuvent être calculées de façon probabiliste). L’avenir étant incertain, les entreprises investissent (prennent des risques) selon l’état de la demande effective et leurs anticipations de l’avenir :
aggregate demand influences the utilization of productive resources at any point in time. We cannot assume that there will be sufficient demand to justify the productive capacity that firms have created, or to fully employ the labor force (Setterfield, 2001, p. 94).
Contrairement aux postulats néoclassique, néokeynésien et marxiste, les postkeynésiens soutiennent que les facteurs relevant de l’offre (productivité, innovation technologique, taille de la force du travail) seraient en grande partie déterminés par la demande effective, même à long terme, via ses effets sur la structure de l’économie (la répartition entre secteurs, c’est-à-dire manufacturier, services, etc.), le taux de participation de la population active et l’immigration.
It is a serious defect in mainstream economics to have reduced all long-term questions to matters of the supply side. Lack of demand destroys capacity and technology, and conversely demand is a key stimulus for innovation and investment in Post Keynesian theory. (Hayes, 2010, p. 2)
Ainsi, l’investissement déterminerait de façon causale l’épargne (qui n’est qu’un résiduel), dû à son effet multiplicateur sur la croissance :
The analogy between the individual (or household) and the economy does not hold, due to the circular flow between expenditure and income in the macroeconomy, where, in a double-entry national accounting format, my expenditure becomes your income. As a result, expenditure injected into the circular flow (as autonomous investment) can generate a matching amount of saving by raising income via the multiplier effect. In this framework, higher saving is the consequence of higher investment, and the maximizing principle of the individual agent deciding between present and future consumption (or saving) is, to say the least, an inessential detail. (Bhaduri, 2014, p. 4)
Ce bref exposé permet de jeter un certain doute quant à la priorité analytique accordée aux facteurs relevant de l’offre. L’approche postkeynésienne offre une perspective alternative rafraichissante et plus proche de la réalité des entrepreneurs. Leurs motivations et décisions sont trop souvent tenues pour acquises, comme si les prix faisaient les choix à leur place. Le prochain billet abordera les limitations de ce principe.