LA GRATUITÉ SCOLAIRE À L’UNIVERSITÉ: INEFFICACE ET DÉRESPONSABILISANTE

Dans un billet récent (), nous avons montré que la gratuité scolaire à l’université est inéquitable et coûteuse. Nous avançons qu’une telle mesure est également inefficace et déresponsabilisante.

Une mesure inefficace

La gratuité scolaire serait aussi une mesure inefficace pour augmenter le pourcentage de la population détenant un grade universitaire. Obtenir un bac universitaire exige deux choses : premièrement, entreprendre les études de baccalauréat ; et deuxièmement, persévérer ensuite jusqu’au diplôme. La gratuité scolaire peut faire augmenter de 20 000 à 40 000 le nombre d’étudiants inscrits au bac universitaire, mais rien n’assure que ceux-ci vont poursuivre jusqu’à l’obtention du diplôme.

Il s’agit d’un problème grave que, malheureusement, peu d’intervenants soulèvent dans le débat sur la performance du système universitaire québécois. Selon les données du ministère de l’Éducation, dans chaque cohorte d’âge, 44 personnes sur 100 commencent des études de baccalauréat à un moment ou à l’autre de leur vie adulte. Les données de Statistique Canada indiquent cependant que seulement 31 personnes sur 100 âgées de 25 à 44 ans ont fini par persévérer jusqu’au diplôme. Cela donne un taux de décrochage approximatif de (44 – 31)/44 = 30 % à l’université. En comparaison, le taux de décrochage officiel des jeunes Québécois au niveau secondaire, que tout le monde trouve excessif, est de 21 %. Le décrochage est pire à l’universitaire qu’au secondaire.

Il importe de constater au départ qu’à 44 % le degré d’accessibilité des études universitaires au Québec – la possibilité pour toute personne qui en a le goût et les aptitudes d’entreprendre de telles études – est parmi les plus élevés des États d’Amérique du Nord. Le problème des études universitaires au Québec n’est pas un défaut d’accessibilité, mais un taux de décrochage excessif. Il n’y a aucun doute que la gratuité scolaire inciterait plus d’étudiants à s’inscrire au bac universitaire. Cependant, seule une minorité d’entre eux finiraient par obtenir le diplôme. Le taux de décrochage à l’université augmenterait bien au-delà du 30 % actuel.

Si on désire augmenter le pourcentage d’obtention d’un grade universitaire, il existe une stratégie bien plus efficace que celle qui consisterait à investir 1,2 milliards de dollars par année pour offrir la gratuité à tous les étudiants universitaires, y compris en cadeau aux plus fortunés.

Il s’agirait, d’une part, de combattre énergiquement le décrochage à l’université (meilleure sélection à l’entrée, investissement dans le soutien pédagogique, financement accru des universités sur la base des diplômes décernés plutôt que des inscriptions seulement, etc.) ; et, d’autre part, d’améliorer si possible notre aide financière aux études (déjà la plus ouverte d’Amérique du Nord) de manière à convaincre plus de personnes à faibles moyens financiers, mais avec les aptitudes requises, d’entreprendre de telles études. À un coût atteignant une fraction seulement du coût de la gratuité scolaire, on pourrait rencontrer bien plus efficacement et simultanément les trois objectifs d’accessibilité, de persévérance et d’égalité sociale qui nous tiennent à cœur.

Faut-il rappeler que la Suède, où la gratuité scolaire est en vigueur à l’université, s’applique à corriger son effet pervers sur le décrochage en imposant un système très dur de classement au mérite des candidats à l’admission. La sélection très sévère à l’entrée à l’université dans ce pays entraîne effectivement un taux de décrochage très faible. Un tel système a cependant trois défauts : il est foncièrement élitiste, il coûte cher et il fait payer par les non-diplômés la majeure partie du coût des études qui enrichissent les diplômés.

Une mesure déresponsabilisante

En gros, les cinq années d’études qui sont nécessaires pour acquérir un diplôme de bac universitaire coûtent 90 000 dollars par étudiant à la société : 15 000 dollars pour chacune des deux années au cégep préuniversitaire et 20 000 dollars pour chacune des trois années à l’université. Les droits de scolarité perçus de l’étudiant sont d’environ 9 000 dollars : rien au cégep et 3 000 dollars par année à l’université. Cela équivaut à 10% de  ce que les études de bac coûtent réellement à la société. Le diplôme permet ensuite au diplômé d’engranger, dans sa vie active, 1,3 million de dollars de plus que s’il s’était contenté d’un diplôme du secondaire. Investir dans un diplôme de bac procure en moyenne à l’étudiant un rendement financier proche de 20 %. À une époque où la Caisse de dépôt réussit de peine et de misère à obtenir du 7 %, il s’agit d’un retour exceptionnel sur l’investissement.

Bon. D’accord : l’éducation ne se marchandise pas. Mais, veux, veux pas, il faut payer le personnel, chauffer les bâtisses et reconnaître que le diplôme enrichit considérablement son détenteur.

Il est impératif que les droits de scolarité restent modérés. Les retombées collectives de l’éducation universitaire sont importantes. Son coût doit rester en grande partie assumé par la collectivité, comme il l’est, à 90 %, présentement.

Mais faire payer 100 % du coût des études par la collectivité serait une erreur, parce que l’éducation a aussi une grande valeur pour le diplômé lui-même. Cela exige que le bénéficiaire immédiat, l’étudiant, fasse sa part et y contribue de façon responsable, bien que modestement. Les droits de scolarité sont un rappel que les ressources en éducation sont précieuses, qu’il ne faut pas les gaspiller, que l’investissement qu’on y fait est très rentable, qu’on est partie prenante à cet effort collectif et qu’on a le droit, en tant qu’étudiant et en tant que diplômé, de faire des suggestions et de participer à l’amélioration du système en temps opportun.

Le parallèle avec le système québécois des garderies à contribution réduite (centres de la petite enfance et garderies en milieu familial) est frappant. La garde des enfants coûte au total 52 dollars par jour, mais elle est subventionnée à 87 %, ce qui permet aux parents de ne payer présentement que 7 dollars. Éduquer les tout-petits est une responsabilité personnelle des familles, mais les retombées collectives sont immenses. (D’accord, le système n’est pas parfait, mais il peut être amélioré.)

Le génie de notre régime de garde est d’avoir maintenu ce modeste paiement de 7 dollars pour les parents de toutes les classes sociales. Ici aussi, le rappel que les ressources sont précieuses, qu’il ne faut pas gaspiller, que cet investissement est capital et qu’on est partie prenante dans le système justifie les 7 dollars. Le taux de présence des familles moins riches dans les garderies est comparable à la moyenne, et les bénéficiaires de l’assistance sociale obtiennent une remise hebdomadaire de 50 % sur le tarif.

En même temps que des droits de scolarité modestes sont perçus à l’université, il est impératif de continuer à soutenir un système d’aide financière aux études qui maintienne l’accessibilité pour les étudiants moins fortunés. La raison principale est que les frais exigés de l’étudiant sont immédiats – et prohibitifs dans bien des cas –, tandis que les revenus engendrés par le diplôme arrivent plus tard, une fois le grade obtenu et la carrière enclenchée. En conséquence, à la sortie de l’université, 60 % des étudiants québécois ont une dette d’études, qui est d’environ 13 000 dollars en moyenne.

Une dette est une dette. Mais il ne faut pas exagérer la portée de ces 13 000 dollars au Québec. D’une part, ce montant est inférieur de moitié à la dette étudiante moyenne de 28 000 dollars dans les autres provinces. D’autre part, les 13 000 dollars représentent seulement 1 % des 1,3 millions de dollars qu’un grade universitaire apporte en moyenne à un diplômé comme revenu supplémentaire au cours de sa vie active.

Il n’y a rien d’exagéré dans ce fardeau. Le problème de l’endettement étudiant est grave aux États-Unis et préoccupant au Canada hors du Québec, mais il est bien contrôlé au Québec. C’est grâce à nos droits de scolarité beaucoup plus faibles qu’ailleurs et à la plus grande ouverture de notre régime d’aide financière aux études. Dans ce contexte, abolir les droits de scolarité universitaires afin de réduire l’endettement des étudiants déresponsabiliserait à l’extrême et n’aurait guère de sens.

Ce billet a fait l’objet d’une publication récente dans L’Actualité.