Les États-Unis représentent le cinquième de l’économie mondiale. Avec 19 924 kilomètres de côtes maritimes, 6 000 kilomètres de longueur de fleuve, les Grands Lacs d’une superficie de 250 000 km2, ne devraient-ils pas détenir la première marine marchande du monde ? [1] Après tout, l’économie américaine s’est imposée sur le plan international dans de nombreux domaines comme celui de l’automobile, des technologies de l’information, de l’aéronautique, de la chimie, de la culture. Pourquoi pas dans le secteur maritime ?
Les chiffres montrent bien le paradoxe. En 2015, sur les vingt principaux groupes mondiaux de transport maritime, seulement 3 étaient américains et ils représentaient tout au plus 3 % de la capacité mondiale. En 2015, les 15 principaux chantiers civils de construction navale étaient tous asiatiques, principalement de la Corée du Sud, de la Chine et du Japon. Aucun n’était américain.[2] Selon une étude du Département de commerce américain (2001), la construction navale aux États-Unis ne représente que 1 % de la construction de la marine marchande dans le monde.[3]
La Loi fédérale sur la marine marchande
Pour plusieurs observateurs, la Loi fédérale sur la marine marchande de 1920, appelée Loi Jones (Jones Act), explique cette situation. Souvent citée comme un exemple du sur-protectionnisme américain, elle aura eu au cours du temps l’effet contraire au développement économique anticipé. Sa section 27 requiert que tous les biens transportés sur les eaux intérieures des États-Unis et entre ses ports (cabotage) soient transportés par des navires battant pavillon américain, construits aux États-Unis, de propriété américaine, et pourvus d’un équipage américain.[4]
Pour les critiques, son impact n’aura été que de faire accroître les coûts de transport de la marchandise et le prix de l’énergie aux États-Unis en diminuant la concurrence et l’innovation dans le secteur maritime. De plus, les coûts de construction d’un nouveau navire dans les chantiers maritimes américains sont actuellement de 4 à 5 fois plus élevés que dans les chantiers étrangers. Enfin, les salaires sur les navires battant pavillon américain sont 5 fois supérieurs à ceux arborant des pavillons étrangers.[5]
Les défenseurs de la Loi soutiennent pour leur part qu’elle est un élément essentiel à la sécurité nationale et qu’elle est nécessaire pour éviter la dépendance vis-à-vis les nations étrangères.[6]
Pour les États-Unis, n’est-il pas impératif de moderniser cette loi afin d’être plus compétitifs par rapport aux autres économies ? Plusieurs tentatives infructueuses ont eu lieu en ce sens. Les oppositions sont venues de l’industrie américaine elle-même et non uniquement des syndicats traditionnellement favorables au protectionnisme. Les opérateurs maritimes semblent craintifs à l’idée de profiter des véritables bénéfices de la concurrence. Or, dans les faits, la Loi Jones protège l’intérêt de quelques individus au frais de toute la collectivité.
Le sénateur de l’Arizona, John McCain, en a fait son cheval de bataille. Sa dernière tentative auprès du Congrès, l’« Open America’s Waters Act of 2017 » était la quatrième depuis 2010.[7] Malgré ses efforts soutenus et l’appui de plusieurs industries, dont l’industrie pétrolière, et de plusieurs États (Alaska, Hawaii and Porto Rico), toutes les propositions de modernisation en profondeur de cette loi ont échoué.[8]
Qu’arriverait-il si la Loi Jones était abolie ?
Le principe du libre échange préconise l’élimination des barrières commerciales dans le but d’accroître la libre circulation des biens entre les pays. La Loi Jones, en restreignant l’accès aux entreprises étrangères, limite la concurrence et engendre globalement des coûts plus élevés de transport qui se répercutent partout dans l’économie américaine. Son abrogation aurait donc un effet bénéfique sur les coûts. Ainsi, selon une étude réalisée par la U.S. International Trade Commission (ITC), une réforme ou l’abrogation de la Loi Jones apporterait aux consommateurs un gain économique se situant entre 5 et 15 milliards $ annuellement.[9]
Il y aurait aussi une plus grande intégration des systèmes de transport américain et étrangers, avec pour effet de créer une offre hybride composée des avantages concurrentiels de chacune des parties. Les marchés étant plus étendus et ouverts, les entreprises de la marine marchande américaine seraient de plus grande taille et mieux capitalisées, et elles pourraient profiter de coûts réduits de main-d’œuvre. Elles deviendraient plus productives, ce qui augmenterait leur compétitivité sur les marchés internationaux. Sur le plan logistique, cette intégration aurait pour effet de diminuer les opérations de manutention et de transbordement, ce qui engendrerait une plus grande efficience. Ainsi, il ne serait plus nécessaire de transborder la marchandise d’un navire étranger à un navire américain pour accéder à l’arrière-pays.
Finalement, la part du transport maritime par rapport au transport par train et par camion augmenterait, favorisant l’utilisation du transport maritime sur les réseaux des eaux intérieures des États-Unis. Il en résulterait moins de pollution et une meilleure conformité aux principes du développement durable. Enfin, toujours selon l’étude de l’ITC, le coût du transport côtier pourrait diminuer de 60 % ce qui profiterait grandement aux secteurs de l’énergie, de la chimie, du transport aérien et de l’acier.
Porto Rico, une preuve par l’absurde
Le cas de Porto Rico a été largement cité dans les médias comme exemple d’inefficacité de la Loi Jones.
En septembre 2017, l’ouragan Maria dévastait complètement cette île des Caraïbes de 3,4 millions d’habitants sous juridiction des États-Unis. L’état d’urgence fut décrété et de l’aide fut envoyée. Toutefois, 3 000 conteneurs restèrent bloqués dans le port de l’île en raison de désaccords sur leur distribution[10]. Paradoxalement, la Loi Jones, qui depuis près de 100 ans a été maintenue pour des motifs de sécurité nationale, a dû être suspendue pendant 10 jours afin de faciliter la circulation de toute urgence des biens, des services et des denrées essentielles.
Des pressions ont lieu actuellement pour exempter Porto Rico en permanence de l’application de la Loi. Ceci relancerait l’économie de l’île qui, selon un rapport effectué par le Fonds monétaire international, paierait deux fois plus cher les biens importés que les Îles Vierges voisines qui elles sont exemptées de la Loi.[11] Mais le Congrès s’y refuse toujours par attachement à son idéologie protectionniste.
La renégociation de l’ALÉNA : une occasion ratée ?
Le Canada, comme bien d’autres pays, réserve son marché national du cabotage aux seuls opérateurs maritimes canadiens. La Loi sur la marine marchande du Canada prévoit, que pour opérer sur les eaux intérieures canadiennes, les navires doivent être de propriété canadienne, arborer le pavillon canadien et employer des marins canadiens.
Mais, le marché canadien demeure un peu plus ouvert que celui des États-Unis. La Loi permet en effet que les navires aient été construits à l’étranger, moyennant une taxe à l’importation de 25 %, sauf pour les navires construits par des pays membres de l’ALÉNA qui en sont exemptés. Elle prévoit aussi une dispense pour les navires de propriété étrangère lorsque, sur les eaux intérieures, aucun navire canadien n’est disponible.
De façon générale, le cabotage reste donc largement protégé en Amérique du Nord. Cette position nuit à la compétitivité nord-américaine sur les marchés internationaux au moment même où la concurrence asiatique mise justement sur le développement de ses capacités de transport pour accroître ses avantages concurrentiels (ex. le projet chinois de Route de la soie).
Le projet d’accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis (ALÉ) soumis au Congrès en 1987 prévoyait que les Parties allaient s’octroyer mutuellement le «traitement national» dans toute modification à venir aux législations en matière de services. Or, le Congrès s’est révélé prêt à refuser l’accord en bloc si la Loi Jones était visée par cette disposition. Les services de transport furent donc exclus de cet accord qui, comme chacun sait, fut ensuite étendu au Mexique pour devenir l’ALÉNA.
Les négociations amorcées en janvier 2017 pour moderniser l’ALÉNA réussiront-elles mieux que celles de l’ALÉ à percer une brèche dans l’ALÉ? On peut en douter même si l’occasion serait idéale pour mettre sur la table des propositions novatrices en matière de transport maritime et fluvial. Mais, actuellement, le contexte politique américain porte plutôt vers plus de protectionnisme et le Canada ne semble pas avoir fait de ce secteur une de ses priorités. Une belle occasion d’améliorer la compétitivité de l’Amérique du Nord semble ainsi ratée. Dommage !
[2] Selon L’Atlas économique de la mer, 2016, Chap. 9 et 10, Flottes de commerce et Construction navale
[3] Report Shipbuilding-2015, Eisenhower School of National Security and Resource Strategy, page 7, chap. State of Shipbuilding industry, Final report Shipbuilding industry,