Un certain niveau d’inégalités économiques a ses avantages. Elles incitent à investir dans son capital humain, puisque les emplois mieux payés nécessitent généralement un niveau d’éducation et de formation plus élevé. Le talent et les innovations peuvent ainsi être récompensées par une rémunération plus importante. Les secteurs ayant besoin de main-d’œuvre rapidement ou nécessitant un certain niveau de qualification peuvent offrir de meilleurs salaires et avantages sociaux, ce qui rend l’économie dans son ensemble plus efficiente. Le communisme, qui vise l’égalité absolue, a démontré son inefficacité et son inaptitude à fournir un niveau de vie décent aux populations des pays l’ayant essayé. Toutefois, les écarts de revenus et de richesse excessifs ont également un coût élevé pour l’ensemble de l’économie et le bien-être des individus.
Le présent billet n’a pas pour ambition de désigner le « bon » niveau d’inégalités; ce choix revient à l’ensemble des citoyens. L’apport de la science économique est d’éclairer ce choix à partir d’une vision large, objective et diversifiée.
Inégalités et croissance économique
Selon Camille Landais, chercheur au Stanford Institute for Economic Policy Research,
« il n’y a pas de lien évident entre la croissance et la répartition de ses fruits au sein d’une société. Cette répartition est le fruit des forces de marché, mais aussi d’arrangements institutionnels reflétant notre tolérance à certains niveaux d’inégalités et notre volonté de redistribuer les richesses. » [1]
Autrement dit, il n’y a pas d’automatisme; un PIB plus élevé n’est pas un gage d’une prospérité qui profite à tous. Au contraire, des écarts de revenus trop prononcés peuvent nuire à la croissance de plusieurs façons. Évidemment, la croissance économique peut sortir beaucoup de gens de la pauvreté comme ce fut le cas en Chine depuis trois décennies. Toutefois, les possibilités de s’enrichir peuvent être détournées en faveur d’une partie seulement de la population [2].
Au-delà d’un certain point, l’augmentation du revenu national n’améliore pas la qualité de vie dans une société [3]. Ce serait toutefois le cas pour les pays moins inégalitaires.
Inégalités et pauvreté
Les inégalités sont relatives, c’est-à-dire qu’elles se manifestent sous la forme d’écarts entre les trois composantes de la société, soit les moins nantis, la classe moyenne et les plus riches. Évidemment, la frontière entre ces groupes est subjective (Qui est riche ? Qui fait partie de la classe moyenne ?) et elle ne fait pas consensus. De plus, la composition de ces groupes est loin d’être homogène. Cette simplification a pour seul objectif d’illustrer les mécanismes à l’œuvre.
Tout d’abord, le degré de pauvreté est fortement corrélé aux inégalités de revenus dans les pays développés [4] et même avec le 1 % le plus riche dans les pays anglo-saxons [5]. Ces pays, qui ne ciblent que la pauvreté sans s’attaquer aux inégalités, ne parviennent à réduire ni un, ni l’autre [6]. Autrement dit, si la réduction de la pauvreté est souhaitée, elle doit passer par la réduction des inégalités, ce qui veut dire s’attaquer à la stagnation des revenus de la classe moyenne et la croissance proportionnellement plus importante des hauts revenus, entendu ici comme étant le 1 % le plus riche. Dans les pays développés, les inégalités ont augmenté depuis trente ans en même temps qu’une hausse de la pauvreté [7]. Cette dernière est un phénomène dont le coût est élevé, non seulement en termes de capital humain et de carence de bien-être, mais également en termes financiers importants assumés par l’État, poids supporté par l’ensemble des contribuables [8]. De plus, il y a une corrélation négative entre les inégalités et la taille de la classe moyenne [9], ce qui nuit à la demande agrégée.
Quand on se compare, on consomme
L’un des problèmes majeurs avec les écarts de revenus prononcés est qu’ils encouragent la consommation de positionnement [10], soit l’achat de biens de luxe qui attestent le statut social : la grande maison au centre-ville, la voiture de luxe, le linge griffé, le cinéma-maison. En effet, le cadre de référence de consommation d’un groupe repose sur le standard du groupe au-dessus; si le groupe le plus riche augmente sa consommation de biens de luxe, le groupe juste en dessous augmentera aussi sa consommation afin que son statut social ne décline pas par rapport à ce qui est considéré comme le nouveau standard.
Ainsi, le « niveau adéquat » de la consommation d’un individu serait fortement influencé par son entourage. Ses besoins dépendraient de ce qui est considéré comme nécessaire par les autres membres de son environnement, ou par la société en général. Il en résulte plus de gaspillage, plus d’endettement et de la surconsommation, ce qui nuit au bilan environnemental et à l’économie en général. Personne ne gagne à ce jeu.
Cette consommation supplémentaire, en sus des besoins de base, doit être financée. Or, si les revenus de la classe moyenne stagnent et ceux des mieux nantis augmentent beaucoup, alimentant la course à la consommation de positionnement, l’endettement s’imposera comme étant la seule solution. Ainsi, aux États-Unis, avant la crise de 2008, les mieux nantis épargnaient au moins 50 % de leurs revenus [11], inondant le marché du crédit avec leurs abondantes liquidités et alimentant la bulle spéculative immobilière. De plus, l’immobilier apparaissant comme un domaine d’investissement intéressant, il est fréquent pour les très hauts revenus d’acheter plusieurs habitations et immeubles au cœur des métropoles sans y résider, tirant vers le haut le prix des logements, grugeant le pouvoir d’achat de la classe moyenne et alimentant l’inflation.
Ainsi, certains déséquilibres économiques seraient provoqués par l’expansion du crédit comme réponse à la stagnation des revenus de la classe moyenne et la hausse des inégalités [12] mais également comme débouché pour les liquidités surabondantes des mieux nantis [13]. La consommation de positionnement nourrirait ce cycle d’endettement et serait corrélé avec un faible taux d’épargne.
En somme, le coût des inégalités élevées est important et nuit à l’économie. Le prochain billet abordera leur rôle dans la « Grande Récession » de 2008, leur effet négatif sur la croissance, la qualité de la main-d’œuvre, le bien-être de la population et la mobilité sociale.
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1. Camille Landais, 2013. «Inégalités : le grand bond en arrière ». Alternatives Economiques Hors-série, n° 97. En ligne (avec abonnement). http://www.alternatives-economiques.fr/inegalites–le-grand-bond-en-arriere_fr_art_1211_63582.html.
2. Damon Acemoglu et James Robinson, 2012. Why Nations Fail. New York : Crown Business.
3. Richard Wilkinson et Kate Pickett, 2009. The spirit level: Why equality is better for everyone. London : Penguin Books.
4. Andrew Leigh, 2009. « Top Incomes ». The Oxford Handbook of Economic Inequality, sous la dir. de Wiemer Salverda, Brian Nolan et Timothy M. Smeeding, p. 150-176. New York : Oxford University Press.
5. Camille Landais, op. cit.
6. Bruno Amable, 2009. « Capitalisme et mondialisation, une convergence des modèles? ». Cahiers français, n° 349.
7. Organisation internationale du travail, 2008. Rapport sur le travail dans le monde 2008 : Les inégalités de revenus à l’épreuve de la mondialisation financière (Résumé). En ligne. http://www.ilo.org/public/french/bureau/inst/download/summf08.pdf.
8. Conseil national du bien-être social, 2011. Rapport du CNBES : Le sens des sous pour résoudre la pauvreté. Ottawa.
9. Régis Bigot, Patricia Croutte, Jörg Müller et Guillaume Osier, 2012. « Les classes moyennes en Europe », Cahier de recherche n°282, CRÉDOC. En ligne. http://ses.ens-lyon.fr/pas-de-classes-moyennes-sans-redistribution-sociale-et-fiscale-credoc-mars-2012–161329.kjsp?RH=1200565413653.
10. Robert Frank, 2007. Falling Behind. How Rising Inequality Harms the Middle Class. Los Angeles: California University Press.
11. Karen E. Dynan, Jonathan Skinner et Stephen P. Zeldes, 2004. « Do the rich save more? ». Journal of Political Economy, vol. 112, n° 2. Note: l’échantillon dans cet article des revenus épargnés par le 1 % le plus riche provient de la période 1983-1988. Les revenus moyens et la barrière à l’entrée ayant considérablement augmentés depuis cette période, nous estimons qu’un taux d’épargne de 50 % (le taux de cette époque) est une estimation conservatrice.
12. Raghuram Rajan, 2010. Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy. Princeton : Princeton University Press.
13. Adam J. Levitin et Susan M. Wachter, 2010. « Explaining the Housing Bubble ». University of Pennsylvania Institute for Law & Economics Research Paper, vol. 10, n° 15.