Le défi de la navigation commerciale dans l’Arctique
L’histoire n’a pas oublié la célèbre expédition de 1845 de John Franklin. Cet explorateur britannique cherchait dans l’Arctique le passage du Nord-Ouest, soit une route maritime qui permettrait de transiter de l’Atlantique au Pacifique en passant entre les îles du Grand Nord canadien [1]. Lui et ses hommes y laissèrent leur peau, prisonniers d’un immense territoire recouvert de glace. La tentative était toutefois justifiée. La distance entre l’Asie et l’Europe, en empruntant l’Arctique, est en effet presque deux fois plus courte que celle des routes maritimes traditionnelles, dont celles passant par Panama ou Suez (tableau 1). Le potentiel de gain économique est énorme puisque l’Asie et l’Europe représentent un immense marché l’une pour l’autre.
Tableau 1
Kilométrage selon différents itinéraires
Source : Geolinks
Plusieurs navigateurs ont par la suite franchi le passage du Nord-Ouest avec succès, mais jusqu’à récemment le passage n’était pas considéré comme une solution de rechange valable aux routes maritimes traditionnelles. Ce manque d’intérêt s’expliquait par le fait que la période de fonte des glaces n’y durait que quelques mois dans l’année, et que le froid et l’insuffisance d’infrastructures et de services rendaient le trajet particulièrement hasardeux.
Au début des années 1980, la prise de conscience de l’effet des changements climatiques a suscité un regain d’intérêt pour le passage du Nord-Ouest. Selon les prévisions des scientifiques, le passage serait en effet entièrement libéré des glaces d’ici 2050, ce qui y permettrait un accès régulier à la marine marchande.
Deux routes deviendraient alors accessibles, celle du Nord-Ouest que recherchait Franklin à travers les îles de l’Arctique canadien et celle du Nord-Est le long de la Sibérie (Figure 1). Les routes commerciales maritimes seraient entièrement replanifiées alors que près de 15 % du trafic mondial passerait par les routes du Nord.
Figure 1
Les passages du Nord-Est et du Nord-Ouest
Source : Geolinks
Un autre point d’intérêt est lié aux énormes réserves d’hydrocarbure dans le Nord. En 2008, une étude de l’Institut géophysique américain estimait que l’Arctique renferme 13 % des ressources mondiales de pétrole encore non découvertes, soit 90 milliards de barils, l’équivalent de trois ans de consommation mondiale, et 30 % de celle de gaz naturel essentiellement en Russie et en Alaska.
La géopolitique de l’Arctique
Étant donné les potentiels économiques précités, les enjeux sont devenus importants pour les États riverains de l’Arctique, mais aussi pour les principales puissances commerciales, notamment la Chine et les États-Unis.
Or, l’Arctique reste géopolitiquement instable. Plusieurs États y revendiquent leur souveraineté et des droits de passage. Le Canada considère que les eaux du passage du Nord-Ouest sont des eaux intérieures, alors que les États-Unis soutiennent qu’elles constituent un détroit international permettant la libre circulation des navires[2] [3]. La Russie, pour sa part, prétend que ses limites territoriales s’étendent sous l’océan Arctique, soit le long de la dorsale de Lomonosov. Ces limites incluraient une vaste portion de l’Arctique, dont le pôle Nord [4].
Mentionnons qu’un forum international réunissant les États concernés existe depuis 1996. Le « Conseil de l’Arctique » a été créé en 1996 et a pour mandat de promouvoir les aspects environnementaux, sociaux et économiques du développement durable de l’Arctique[5]. Son mandat est donc très large et, jusqu’à maintenant, peu de discussions ont eu lieu sur des questions économiques ou de juridiction du territoire. Les travaux ont surtout porté sur aspects environnementaux.
Quant à elle, la Chine pourrait devenir l’acteur le plus puissant et le plus important du développement de l’Arctique. Ainsi, en 2017, elle dévoilait sa stratégie maritime qui est une sorte de complément au projet de la Route de la soie annoncé en 2013. La stratégie identifie les routes maritimes prioritaires dans le but de rejoindre ses marchés d’exportation. Elle prévoit notamment l’utilisation du passage du Nord-Est, et elle a conclu un partenariat en ce sens avec la Russie.
En choisissant la route du Nord-Est, la stratégie chinoise vise à éviter des conflits potentiels de revendication territoriale puisque la portion sibérienne n’a jamais vraiment fait l’objet de contestation. L’inaction canadienne, l’absence d’infrastructure au Nord canadien et la fonte des glaces moins rapide que prévue aurait aussi joué en faveur de la stratégie chinoise[6]. Enfin, la route sibérienne, d’un climat moins froid, permet aussi une navigation plus facile que le passage du Nord-Ouest. Elle serait notamment empruntable pour des navires de plus faibles gabarits, ce qui permettrait d’occuper des marchés de niche, notamment pour des livraisons fréquentes et rapides entre, par exemple, Shanghai et Hambourg/Rotterdam.
En excluant les autres pays, la route sibérienne pourrait conférer un pouvoir commercial démesuré à la Chine. Plusieurs pays dont les États-Unis pourraient s’objecter en faisant valoir les risques de blocus d’un axe de transport majeur à la suite d’un conflit politique éventuel.
La position canadienne
Malgré certains désavantages par rapport à la route sibérienne, la route de l’Arctique canadien permettrait de résoudre les problèmes de capacité des ports canadiens de la côte du Pacifique et des services transcontinentaux de transport sur rails, lesquels transportent la marchandise en provenance d’Asie vers l’Est de l’Amérique du Nord. Elle permet aussi un tirant d’eau supérieur pour les navires de grands gabarits.
Mais, pour le Canada, le coût de la compétition est énorme. Par exemple, la Chine et la Russie entendent opérer 40 navires brise-glaces afin de permettre la circulation des porte-conteneurs transarctiques. En outre, la Russie possède des ports en eaux profondes échelonnés tout le long du trajet.
La Canada, pour sa part, maintient le niveau actuel de ses services dans l’Arctique avec six brise-glaces tout au plus[7] [8]. Étant donné que ces navires coûtent un milliard $ ou plus chacun, les droits de passage devraient assurément être très élevés pour offrir un service d’accompagnement aux navires transarctiques en flux continu.
Par ailleurs, l’absence d’infrastructures portuaires sur le territoire canadien limite les escales et les approvisionnements, ce qui pose de sérieux problèmes sous l’angle de la sécurité et de la logistique.
Devant ces constats, trois options sont possibles.
La première consiste, pour le gouvernement fédéral, à continuer de ne faire que le minimum. Sur le plan économique, cette option ne mène nulle part puisque les investissements canadiens actuels sont largement insuffisants. La reconnaissance de nos droits sur le passage du Nord-Ouest demeurera caduque tant et aussi longtemps que le gouvernement fédéral ne montrera aucune volonté réelle d’investir suffisamment pour le développement du passage.
La deuxième serait d’investir suffisamment dans le but de rendre le passage du Nord-Ouest concurrentiel par rapport à la route sibérienne. Mais, les investissements requis sont élevés. Pourquoi alors dupliquer un projet par un autre qui lui ferait concurrence et qui nécessiterait d’énormes investissements, sans garanties de bénéfices locaux?
La troisième serait de négocier une alliance avec les États-Unis et potentiellement d’autres partenaires. Puisque ceux-ci seraient parmi les premiers à bénéficier du passage, il serait logique de leur demander d’assumer une part des investissements requis. Ce scénario constituerait une réponse au projet chinois, et permettrait d’éliminer la possibilité d’un monopole potentiel sur la navigation commerciale dans l’Arctique.
Il est dommage que le Canada et ses partenaires n’aient pas retenu cette question dans le cadre de la renégociation de l’ALÉNA.
Note :
Des informations complémentaires sur l’économie maritime sont disponibles sur le site Le Nouveau monde maritime édité par l’auteur.
[1] À l’époque de Franklin, les Îles du Grand nord canadien étaient de propriété britannique. La souveraineté canadienne n’y fut établie qu’en 1895.