Il est difficile pour moi de nier l’existence d’un certain malaise vis-à-vis cette science qui me passionne. Dans ce billet, j’aimerais mettre en évidence certains propos qui me paraissent annoncer une éventuelle rupture dans un courant qui domine la science économique. Est-ce que c’est la crise financière qui a créé la crise de la science économique ou plutôt la crise de la science économique qui a causé la crise financière de 2008? Selon, André Orléan, économiste français, la crise financière de 2008 s’est muée en une crise de la science économique non seulement parce que les économistes n’ont pas su anticiper la possibilité d’une telle crise, mais aussi, et surtout, parce que l’idée même d’une défaillance systémique de grande ampleur avait disparu de la réflexion (Orléan, 2011).
Plusieurs voix s’élèvent maintenant pour demander une réforme fondamentale des modèles utilisés en science économique. Paul Romer, économiste en chef de la Banque mondiale, affirme observer depuis trois décennies une régression intellectuelle au sein de la communauté d’économistes. Selon ses propos, l’économie néoclassique dominante préfère inventer des chocs venus de nulle part pour expliquer les variations de la croissance plutôt que d’essayer de comprendre le comportement des agents économiques. Joseph Stiglitz, auteur célèbre, auparavant économiste en chef de la Banque Mondiale et récipiendaire en 2001 du prix Nobel en sciences économiques, estime que les modèles économiques sont radicalement erronés (Stiglitz, 2014).
Pour Paul Krugman, également prix Nobel ( 2008), ses collègues adhérant à la pensée dominante néoclassique « utilisent les faits de la même façon qu’un ivrogne se sert d’un lampadaire : pour les soutenir, pas pour les éclairer » ! Dans un article paru dans le New York Times en 2009 (Krugman, 2009), il critique sans retenue ce qu’il qualifie d’aveuglement volontaire et de paresse intellectuelle chez ces économistes. Persuadés de la perfection des théories, ceux-ci sous‑estiment, selon ses propos, les limites de la rationalité des individus, le rôle des institutions, de la réglementation et des imperfections des marchés, et ils font abstraction des effets des externalités sur les décisions individuelles. Dans cet article, Krugman affirme que la profession d’économiste s’est égarée parce que les économistes, en tant que groupe, ont confondu la beauté, revêtue de mathématiques impressionnantes, pour la vérité. Ce qu’il appelle une vision romancée et aseptisée de l’économie aurait conduit la plupart des économistes à ignorer toutes les choses qui peuvent mal tourner, incluant les bulles financières ou hypothécaires. La caricature ci-dessous, tirée de son article, illustre l’effet que peut avoir cette ignorance sur la profession d’économiste. Pour Krugman :
Jusqu’à la Grande Dépression, la plupart des économistes se sont accrochés à une vision du capitalisme comme un système parfait ou presque parfait. Cette vision n’était pas durable face au chômage de masse, mais lorsque les souvenirs de la Dépression se sont évanouis, les économistes sont tombés amoureux de la vieille vision idéalisée d’une économie dans laquelle les individus rationnels interagissent dans des marchés parfaits.
Source : Jason Lutes, New York Times, septembre, 2009
La science économique face aux critiques
Y a-t-il de la place pour la critique en science économique ? Est-ce que la grande majorité des économistes adhère aux mêmes vieilles théories, postulats et principes sans jamais les remettre en perspective ? Selon moi, il y a peut-être un écart qui se creuse entre la théorie et les observations. Loin de remettre en cause l’ensemble de la pensée néoclassique, je crois sincèrement que la critique est la meilleure solution pour répondre aux maux qui affligent notre science. Karl Popper a établi que la critique est le seul instrument de vérification d’une théorie. Nous devons laisser de la place aux critiques pour que cesse l’homogénéisation de la science économique.
Les courants hétérodoxes sont marginalisés, voire même étouffés, par la suffisance d’un groupe qui s’est laissé bercer depuis trop longtemps par la même musique. Des activités économiques se déroulant sur la tête d’une épingle, un univers économique fixe, des relations autorégulées entre les agents économiques, le tout couronné de l’homo economicus, sont autant de prémices qui ont conduit à ce qui ressemble à une crise de crédibilité de la science économique. Les activités économiques ne sont pas concentrées en un point ni distribuées de manière homogène et fixe. Elles sont au contraire réparties très inégalement, et ce phénomène est complètement occulté dans les prémices de la pensée néoclassique. Les lois qui régissent la science économique semblent le produit d’une abstraction arbitraire qui mutile les réalités sociales et humaines.
En mai 2014, des associations et des collectifs étudiants en économie de plus 18 pays, comprenant le Mouvement étudiant québécois pour un enseignement pluraliste de l’économie, ont signé un manifeste international réclamant des changements profonds dans la manière dont l’économie est présentement enseignée. Les critiques portaient notamment sur l’isolement de cet enseignement face aux autres courants de pensée, face à la critique et face aux autres sciences sociales. Ce mouvement étudiant estime que l’impuissance de la science à expliquer la plus grande partie de la réalité économique vient de l’obstination d’une trop grande partie de la profession à voir le monde à travers la pensée néoclassique et surtout du refus de toute pensée critique envers ce système de croyances (Fullbrook, 2005). En conséquence, le mouvement réclame une diversification de l’enseignement de l’économie partout dans le monde.
Et maintenant ?
Y a-t-il des solutions pour développer une pensée critique de la science économique qui pourrait permettre d’en actualiser les modèles ? Évidemment ! Il s’agirait de :
- Décloisonner la recherche universitaire (multidisciplinarité);
- Offrir des programmes pluralistes de l’économie dès le baccalauréat;
- Favoriser le dialogue entre les différentes écoles de pensée;
- Faire preuve d’humilité.
La science économique doit être une science au service de la société. Les faits doivent être utilisés pour éclairer les citoyens et les décideurs. Les économistes ont tous en tant que groupe à réfléchir sur les fondements théoriques de leur profession et sur la façon dont la science économique progresse et est enseignée.
Références:
Fullbrook, E. (2005). De la domination néo-classique et des moyens d’en sortir. L’Économie politique(4), 78.
Orléan, A. (2011). Comment refonder la science économique. L’Économie politique(4), 29.
Stiglitz, J. E. (2014). The lessons of the North Atlantic crisis for economic theory and policy. What Have We Learned, 335-347.
Krugman, P. (2009). How did economists get it so wrong? The New York Times, http://www.nytimes.com/2009/09/06/magazine/06Economic-t.html?_r=1&ref=magazine&pagewanted=all