La croissance des interventions gouvernementales sous différentes formes soulève la question suivante : la décentralisation de l’économie est-elle vouée à l’échec ? La même question s’applique aux relations intergouvernementales dont le fédéralisme. Les processus politiques ne pourraient-ils pas favoriser l’autorité centrale, qui conserverait davantage de pouvoirs monopolistiques ou discrétionnaires ?
Au XIXe siècle, deux analystes avaient perçu cette tendance vers l’hégémonie du pouvoir central. Selon Alexis de Tocqueville (1835, 2008 : 1040),
dans les siècles démocratiques qui vont s’ouvrir, l’indépendance individuelle et les libertés locales seront toujours un produit de l’art. La centralisation sera le gouvernement naturel.
Du livre de Lord Bryce The American Commonwealth publié en 1888, McWhinney (1966 :13) identifie la « Bryce Law » :
le fédéralisme n’est tout simplement qu’une transition vers un gouvernement unitaire.
L’histoire de la création des fédérations des pays développés tend à confirmer ces jugements : les fédérations ne doivent généralement pas leur origine à la décentralisation d’un gouvernement unitaire, mais plutôt à la fusion incomplète d’unités auparavant séparées. Une exception est la Belgique.
Pourquoi cette centralisation ?
Une explication d’une centralisation du fédéralisme et de la standardisation accrue des services sur le territoire réside dans le fait que l’autorité centrale ou supérieure prélève plus facilement des impôts, parce qu’elle est moins soumise à la concurrence. Elle peut échanger avec les autres paliers de gouvernement de l’argent pour des pouvoirs, si elle n’a pas le pouvoir d’intervenir unilatéralement. Ces raisons expliquent la perte d’autonomie du gouvernement local.
Une autre façon d’analyser la perte de responsabilité dans les relations intergouvernementales consiste à référer au cas du monopole discriminant. Si une organisation évolue dans deux marchés différents, en étant dans le premier le seul offreur et, dans le second, soumise à une concurrence, elle aura tendance à s’occuper davantage du second marché. Dans le premier, elle possède une demande captive.
Le même raisonnement se transpose dans le contexte de la concurrence verticale ou entre gouvernements. Le gouvernement fédéral est dans une position de monopole dans l’offre de biens strictement nationaux, telle la défense nationale. Il est l’offreur tout désigné pour ces biens qui demeurent toutefois loin des préoccupations immédiates du citoyen. Le central a néanmoins intérêt à se rapprocher des citoyens dans la fourniture de biens régionaux, locaux ou même privés. Cela est plus rentable électoralement.
Quel en est le résultat ? Le gouvernement central a tendance à négliger les questions vraiment nationales. Ce fut le cas au Canada pour la défense nationale, pour laquelle les préoccupations sont habituellement de nature locale, comme la localisation des bases ou des contrats militaires. Il y a pour lui plus d’intérêts à se mêler des biens régionaux et locaux qui sont dépourvus d’externalités nationales. C’est ainsi que le gouvernement fédéral a assumé une bonne partie des améliorations apportées à la route Québec-Saguenay. Où est l’impact national de cet investissement ?
La concurrence verticale, inhérente au régime fédéral par la présence de différents niveaux d’administration, ne déboucherait-elle pas vers une course aux subventions de la part des autorités provinciales et municipales ? J’habite une région (celle de la ville de Québec) où cette dynamique est bien développée. Lors des élections fédérales de janvier 2006, deux importants médias posaient à leurs lecteurs/auditeurs durant plusieurs jours, la question suivante : «Québec a-t-elle reçu sa juste part du gouvernement fédéral ?» On peut se demander quelle est la conception du fédéralisme sous-jacente à cet appel à tous. Pour ma part, j’y voyais «un rôle de distributeur de cadeaux en concurrence avec le Père Noël». (Le Soleil : A 16)
Subventions et incitations
Les subventions des gouvernements supérieurs aux administrations inférieures changent les incitations comme les subventions pour l’économie en général. Comme les subventions concernent beaucoup plus les dépenses en immobilisation par rapport aux dépenses courantes ou d’opération, elles biaisent les décisions envers les activités subventionnées. Comme le gouvernement du Québec donne une subvention de 50% (qui a déjà atteint 75 %) pour l’achat d’autobus neufs, les autorités régionales de transport en commun sont alors incitées à renouveler plus rapidement leur flotte en diminuant la durée de vie d’un véhicule. Elles doivent, en effet, assumer les coûts croissants d’une flotte plus vieille. Ce phénomène favorise ce qu’on peut appeler des autobus jetables ou autobus «kleenex».
Cette dynamique se généralise aux demandes de faire financer par les gouvernements supérieurs le renouvellement des infrastructures municipales comme les réseaux d’aqueduc et d’égouts. Pourtant, le propriétaire d’un bungalow sait pertinemment qu’il doit périodiquement encourir une importante dépense pour remplacer les bardeaux d’asphalte de sa couverture. Il est de son intérêt de prévoir cette dépense. Cela ne semble pas le cas pour les corporations municipales qui attendent les catastrophes pour mieux obtenir des subventions.
La responsabilité ambiguë
La concurrence verticale ou entre les niveaux de gouvernement et les compromis qu’elle suscite rendent plus difficile au citoyen l’identification de la responsabilité des politiques et de leur financement.
L’expansion du secteur public québécois, de la fin des années cinquante au milieu des années soixante-dix, se différencie peu des autres provinces canadiennes. Il est assez juste d’affirmer que le phénomène qui a été qualifié de Révolution tranquille au Québec fut le produit ou au moins fut considérablement influencé par les politiques du gouvernement central, notamment en matière de soins de santé, d’éducation, de sécurité du revenu et de transport. L’élément caractéristique ou propre au Québec francophone fut la laïcisation des différentes institutions en éducation, santé et bien-être.
Encore aujourd’hui, un ancien ministre des Affaires sociales du Québec, aujourd’hui le ministère de la Santé et des Services sociaux, est appelé «le père de l’assurance maladie», comme si ce programme avait été une création autonome du gouvernement d’alors. Dans cette attribution, l’important financement fédéral conditionnel à une assurance publique universelle, de même que l’implantation moins tardive dans les autres provinces, sont ignorés: on se limite à un univers strictement québécois.
Bibliographie
- Bélanger, G. 2006 (18 janvier). «Québec a-t-il sa juste part du fédéral?, Le Soleil : A16.
- de Tocqueville, A. 2008. De la démocratie en Amérique. Paris: Flammarion, Collection Le monde de la philosophie.
- McWhinney, E. 1996. Federal Constitution-Making for a Multi-National World. Leyden: A. W. Sijthoff .