Le bonheur va dans les maisons où la maison est propre, il faut que le garde-manger soit bien garni […] et s’il y a des enfants y faut pas que les enfants soient bruyants, parce que le bonheur déteste le bruit.
-Yvon Deschamps, monologue Le bonheur
Une question difficile à trancher est celle des liens entre le bonheur et la richesse.
Les études et les enquêtes citées dans les articles précédents[1] convergent sur le fait que, une fois dépassé un certain niveau de revenu, d’autres conditions sont nécessaires pour assurer la satisfaction ou le bien-être des personnes. Pour les participants aux enquêtes de l’OCDE, les amis, la bonne santé et avoir un emploi comptent plus que l’argent et les conditions matérielles. Il se dégage aussi des sources consultées que la liberté d’action et de pensée ainsi que la confiance dans le gouvernement sont des conditions de bien-être importantes. Cette variété de facteurs propices au bonheur se retrouve partout dans le monde et sans différences notables selon que les répondants sont des femmes ou des hommes. En revanche, l’âge a une incidence sur les réponses. Les jeunes adultes accordent de l’importance à l’équilibre travail-vie privée alors que les personnes âgées valorisent davantage la santé.
Il reste que la richesse ne peut pas être négligée comme facteur contributif du bonheur. Tout au plus son importance varie-t-elle selon les contextes. En fait, selon toute vraisemblance, plus un pays est riche, moins le revenu suffit pour rendre la population heureuse. À preuve, les résultats mitigés des États-Unis quant à la satisfaction de ses citoyens. Dans le cas du Québec, c’est la situation inverse. Sa population semble figurer en bonne position dans l’échelle du bonheur, tant à l’intérieur du Canada que sur la scène internationale, malgré le fait que la performance de l’économie québécoise soit médiocre à l’aune des variables économiques conventionnelles.
Revenu et croissance du revenu
En fait, le degré de satisfaction des individus et des populations est largement une question dynamique. Une fois qu’un certain niveau de confort matériel et de sécurité est atteint, la satisfaction vient peut-être davantage du rythme de croissance du revenu que de son accroissement en valeur absolue. Pour ce qui est de sa capacité à produire du bonheur et de la satisfaction, le revenu aurait une utilité marginale décroissante.
La figure 1 montre bien la différence entre niveau des revenus et croissance des revenus[2] quant aux effets sur la satisfaction des populations telle qu’elle est mesurée par le Gallup World Poll. Dans la partie gauche, on note que dans les pays les plus pauvres la satisfaction croit très rapidement avec le revenu mais qu’à partir d’un certain seuil, autour de 5 000$ de PIB per capita, chaque dollar additionnel de revenus apporte de moins en moins de gain de satisfaction. La partie droite de la même figure projette les mêmes données sur une échelle logarithmique ce qui permet de relier le bonheur à la croissance du revenu plutôt qu’ à son niveau absolu. Dans ce cas, on voit bien que la satisfaction dans la vie est proportionnelle à la croissance du revenu. Au fond, il s’agit d’une évidence. En effet, cela revient à dire que, pour une population ayant des revenus moyens de 40 000$, un accroissement de revenu de 2%, soit 800$ apportera un gain de satisfaction très nettement inférieur à ce qu’il serait dans un pays où le revenu moyen est de 4 000$ et où le même 800$ représente un gain de revenu de 20%.
Figure 1 : Le bonheur et la croissance économique
Source: «The joyless and the jobless», The Economist, 25 novembre 2010.
Richard Layard, professeur émérite de la London School of Economics et spécialiste reconnu de l’«économie du bonheur», est arrivé à des conclusions semblables pour ce qui est de la capacité des augmentations de revenus à accroitre la satisfaction des individus. Cette capacité diminue au fur et à mesure que le revenu augmente. Il en déduit que les transferts sociaux sont justifiés puisque les riches perdent moins de satisfaction à être taxés d’un montant x que les pauvres n’en gagnent à recevoir le même montant en prestations sociales. Le professeur Layard croit aussi que le sentiment de bonheur des individus est influencé par des facteurs tels que les comparaisons sociales et donc le sentiment de réussite ou d’accomplissement.
La figure 1 conduit également à une autre interprétation. Les pays développés auraient déjà engrangé les gains les plus faciles en matière de bonheur. Après tout, ils dépassent déjà 7 sur l’échelle de 10 de l’enquête Gallup et, au-delà de 8, les gains additionnels ne peuvent être que limités puisqu’on approche du plafond absolu. En réalité, les pays développés font maintenant face au défi de conserver plutôt que d’augmenter le haut degré de satisfaction relative de leurs populations. Et cette satisfaction peut être affectée par des facteurs comme la mauvaise gouvernance, les angoisses environnementales, les insécurités de toutes natures ou encore l’accroissement des inégalités.
Les inégalité des revenus[3]
En plus du niveau des revenus et de leur croissance, leur répartition peut aussi avoir une incidence non négligeable sur le niveau de satisfaction et de bien-être de la population. Les sociétés les plus égalitaires seraient les plus performantes sous l’angle du développement humain et la plupart des problèmes sociaux pourraient être corrélés aux écarts de revenus davantage qu’à leur insuffisance. Même l’obésité serait reliée au statut social et la criminalité à l’humiliation. Des corrélations semblables sont observables pour les grossesses adolescentes, la mortalité infantile, la maladie mentale, l’émancipation des femmes, la consommation de drogues, l’espérance de vie, la performance scolaire, l’emprisonnement et la mobilité sociale. Ces effets des inégalités sont observables dans les pays riches comme dans les pays pauvres.
Au Canada et au Québec
À l’échelle canadienne, une étude[4] du Centre d’étude des niveaux de vie (CENV) constate que le revenu du ménage a une influence relativement faible sur le bonheur individuel. L’état perçu de santé mentale et physique ainsi que les niveaux de stress et le sentiment d’appartenance constitueraient de meilleurs indicateurs du bonheur. Selon cette étude, les Québécois se classeraient bons deuxièmes, derrière les résidents de l’Ile-du-Prince-Édouard, sur l’échelle du bonheur. Et les citoyens des villes de Québec et de Sherbrooke seraient plus heureux que ceux de Montréal et de Toronto[5].
Pour Chris Barrington-Leigh, un chercheur de l’université McGill, les inégalités économiques n’expliquent rien des différences de satisfaction entre Québécois et Canadiens. Les écarts de revenu Québec-Canada sont en effet trop petits pour pleinement rendre compte de ces différences. Selon lui, le caractère plus égalitaire de la société québécoise pourrait davantage être en cause.
Alors?
Il est indéniable qu’une relation existe entre le bonheur des gens et leur niveau de revenu ou de richesse mais cette relation est loin d’être simple et son importance varie selon le contexte. En somme, l’argent est une condition nécessaire mais pas toujours suffisante au bonheur.
[1] Cet article est le quatrième d’une série de cinq portant sur les projets et les recherches visant à trouver un meilleur indicateur que le PIB pour refléter le progrès des sociétés. Les articles précédents ont été publiés les 15, 22 et 29 octobre 2012 sur Libres Échanges.
[2] Exprimés en parité de pouvoir d’achat.
[3] Informations tirées en partie de WILKINSON,Richard, et PICKETT, Kate, The Spirit Level – Why Equality is Better for Everyone, Penguin, 2009, 2010. Voir également le billet publié précédemment sur LIbres Échanges
[4] Does money matters? Determining the happiness of Canadians, février 2011, 134p.
[5] Une étude plus récente du CENV arrive aux mêmes conclusions en ce qui concerne la satisfaction relative des Québécois et des autres Canadiens. Canadian are Happy and Getting Happier : an Overview of Life Satisfaction in Canada, 2003-2011, Ottawa, septembre 2012, 16p.