LE MARCHÉ DES DIPLÔMES

 Comme nous l’avons vu dans un article précédent, le Québec et le Canada ont fait un rattrapage remarquable en matière d’éducation mais les bénéfices n’ont pas toujours été à la hauteur des attentes pour les diplômés et pour la société.

La bonne vieille loi de l’offre et de la demande pourrait bien rendre compte en bonne partie de ces résultats décevants. Celle-ci veut que les prix (dans le cas présent, la rémunération) d’un produit (un diplôme) montent quand la demande est élevé et qu’ils baissent quand c’est l’offre qui est élevé. Tout est question de rareté relative : plus la demande dépasse l’offre, plus le produit est rare et plus il pourra commander un prix élevé.

Or, nous avons vu également que l’offre de diplômés universitaires au Canada et au Québec pourrait bien être supérieure aux besoins du marché. Du moins globalement puisqu’à l’évidence la demande dépasse l’offre pour certaines catégories particulières, notamment dans certaines professions de la santé.

Un marché d’employeurs

C’est ainsi qu’une bonne proportion des diplômés aboutissent, faute de mieux, dans des emplois qui ne correspondent pas à leurs qualifications et au service d’employeurs, principalement dans les services publics, qui ont beau jeu de ne pas répondre à leurs aspirations salariales.

Outre l’accès de vastes cohortes aux études supérieures, la technologie et la mondialisation ont contribué à priver les diplômés d’une partie de leur pouvoir de marché. En effet, les nouvelles technologies permettent maintenant à tout le monde d’exécuter des tâches qui n’étaient auparavant possible que pour des professionnels qualifiés. Un des cas le plus connus est celui des logiciels experts pour les déclarations de revenus. Ces outils conviviaux et peu coûteux ont enlevé du travail aux comptables. Par ailleurs, le web rend possible l’exécution de services professionnels à distance, incluant dans d’autres pays. Paradoxalement, ce sont des services manuels ne requérant pas de diplômes qui sont les plus difficiles à informatiser ou à délocaliser : soins esthétiques, travaux agricoles et forestiers, entretien des équipements et des édifices, etc.

Pour ces raisons, il ne faut pas s’étonner que les femmes et les hommes de métier fassent souvent de meilleurs salaires que les professionnels détenteurs d’un diplôme universitaire. C’est tout simplement que les électriciens et les plombiers, pour ne prendre que ces deux exemples, sont bien plus en demande que les diplômés en lettres ou en science économique.

Une suréducation?

L’accès massif aux études supérieures peut aussi conduire à une suréducation, soit à une situation où les diplômés éprouvent des difficultés à trouver un emploi correspondant à leur niveau de qualification. On rapporte souvent des cas d’immigrés médecins ou ingénieurs qui en sont réduits à conduire un taxi pour gagner leur vie. Mais des situations apparentées quoique moins extrêmes se retrouvent également chez les diplômés d’institutions québécoises. Déjà en 1995, 62% des détenteurs masculins d’un diplôme de maîtrise obtenus en 1990 étaient surqualifiés pour l’emploi qu’ils occupaient. Cette proportion était de 55% pour leurs consoeurs [1].

Les universités sont les premières à profiter de cette inflation des diplômes et à tirer parti de l’offre excédentaire de détenteurs d’un doctorat. Elles sont nombreuses maintenant à exiger des études post doctorales comme condition pour un poste régulier d’enseignement. Les conditions d’embauche des docteurs dans le secteur privé sont également difficiles étant donné le caractère spécialisé de leur formation et le fait qu’ils ont acquis des habitudes de travail qui peuvent être mal adaptées dans des postes où la rapidité d’exécution et l’esprit de synthèse sont des habiletés essentielles. D’ailleurs, en moyenne, les Ph.D. n’obtiennent qu’une prime salariale de 3% par rapport aux détenteurs d’un diplôme de maîtrise [2]. La poursuite d’études doctorales ne représente donc pas nécessairement un bon investissement financier. L’étudiant doit s’y engager pour d’autres raisons telles que l’amour de l’étude, l’intérêt pour la recherche ou la préparation à une carrière d’enseignant.

Les autres catégories d’employeurs peuvent aussi demander un niveau de qualification plus élevé que ce qui est strictement requis pour la tâche. Ces employeurs visent alors à ce que leur nouveau personnel ait les habilités interactives requises : capacités de communication, d’analyse et de résolution de problèmes, adaptation aux changements survenant dans le milieu de travail, etc. Les employeurs présupposent que la probabilité de détenir ces compétences, non directement reliées à la discipline professionnelle, augmente avec le niveau du diplôme [3]. Le diplôme apparaitrait désormais comme une méthode socialement acceptable et peu coûteuse de discriminer entre les postulants à un poste. Il permettrait aux employeurs de recruter des personnes qui ont déjà démontré une aptitude minimale au travail abstrait en plus de qualités de persévérance, voire de résistance à l’ennui inhérent aux travaux à long terme [4].

La dépréciation des études

En plus de ces effets sur le marché des diplômes, l’accès massif aux études supérieures soulève une autre question difficile : quel pourcentage de la population a les aptitudes requises pour accéder aux études postsecondaires? Il est difficile de disposer de données permettant de répondre objectivement à cette question. De toute façon, elle renvoie à une autre question tout aussi préoccupante : quelles doivent être les exigences à l’entrée et à la sortie des collèges et des universités? Il revient en effet aux institutions d’enseignement de faire en sorte que seuls obtiennent un diplôme les étudiants qui ont démontré les aptitudes nécessaires au départ et les compétences requises à l’arrivée.

Or, certains indices laissent croire que la qualité de l’éducation postsecondaire s’est détérioré au fil du temps. Aux États-Unis, les étudiants universitaires consacrent maintenant 14 heures par semaine à leurs études comparativement à 24 heures en 1961. De plus, 40% seulement obtiennent un diplôme au terme du nombre d’années prévu. Une des raisons de ces changements serait que les professeurs sont plus intéressés par leur carrière que par l’enseignement. Dans les universités prestigieuses de l’Ivy League, les professeurs sont en sabbatique une année sur trois plutôt qu’à tous les sept ans [5].

Dans un blogue récent, le professeur Gérard Bélanger signale qu’une diminution de la qualité des études universitaires est observable, du moins au premier cycle. Malgré une diminution du temps consacré aux études par les étudiants au cours des dernières décennies, la moyenne des notes a augmenté. À cet égard, il cite une étude montrant que de 1988 à 2001, dans 16 facultés de l’Université Laval, les moyennes des notes ont crû dans toutes sans exception. Par exemple, en 2001, 67% des notes décernées à la faculté de médecine étaient des A contre 26% en 1988, soit une augmentation de plus du double en 13 années. Or, une recherche récente basée sur des données de l’Université de Californie à San Diego conclut que le temps d’étude moyen est environ 50% plus court si les étudiants d’un cours s’attendent à une note moyenne de A au lieu de C.

Le premier ministre du Québec aime bien répéter que la hausse des frais de scolarité universitaires vise à assurer le maintien au Québec d’universités de classe mondiale. Il faut se demander si un meilleur contrôle des compétences des étudiants à l’entrée et à la sortie de l’université ne serait pas un moyen plus approprié pour atteindre cet objectif fort louable.

Les contingences financières ne devraient pas constituer un empêchement ou un handicap pour les jeunes qui ont les aptitudes et la motivation pour les études universitaires mais il faut aussi faire en sorte que leurs diplômes aient une valeur qui corresponde à leurs efforts et à leur investissement de temps et d’argent.

En somme, les conditions actuelles du marché des diplômes semblent de nature à profiter davantage aux employeurs qu’aux diplômés. Cette situation comporte d’importants effets pervers. Ainsi, le fait que le diplôme ne soit plus perçu comme une porte automatique vers un emploi valorisant et rémunérateur peut expliquer dans une certaine mesure le décrochage des études secondaires et collégiales ou, à l’inverse, une prolongation des études qui globalement conduit à la suréducation, à la dépréciation des diplômes et à la sous-rentabilité des études pour l’individu [6].


[1] VULTUR, Mircea, La suréducation des jeunes au Québec : brève radiographie d’un phénomène en mouvement, dans Jeunes et engagés, Fidès, 2005, p87.

[2] Informations rapportées dans THE ECONOMIST, The disposable academic, 18 décembre 2010. Cependant, selon VAILLANCOURT, François, et POUYA, Ebrahimi, Le rendement privé et social de l’éducation universitaire au Québec: estimations reposant sur le Recensement de 2006, CIRANO, Montréal, 2010 ( http://w1p.fr/53943), le taux de rendement de 11% pour les hommes (10% pour les femmes) détenteurs d’un doctorat au Québec.

[3] VULTUR, Mircea, op.cit., p90.

[4] BERRY, Stephen, The economics of education, revue du livre de Alison WOLF, Does education matters?, Penguin, 2002.

[5] Selon une enquête de l’American Enterprise Institute rapportée dans THE ECONOMIST, Declining by degree, 4 septembre 2010, p74.

[6] VULTUR, Mircea, op.cit., p92.