LE PROCESSUS DE DESTRUCTION CRÉATRICE DANS UN MONDE ASSURÉ

La performance économique des dernières années a favorisé une vision pessimiste de l’avenir. C’est le cas de Robert J. Gordon qui pose la question suivante : Is US economic  growth over?  Il conclut ainsi :

Ce texte est volontairement provocateur. Les données de l’« exercice de soustraction» ont été choisies pour réduire la croissance à celle qu’a connue le  Royaume-Uni pour la période de 1300 à 1700 [soit une absence de croissance du PIB réel par tête].  Le résultat peut se révéler être beaucoup mieux que cela. Mais le but de cet article est de montrer que c’est susceptible d’être bien pire que n’importe quelle époque de  croissance américaine depuis la guerre civile. (Gordon 2012)

Ce blogue ne vise pas à analyser la valeur de l’«exercice» de Gordon mais plutôt de montrer l’importante présence des forces favorables à la sécurité et au statu quo dans les bureaucraties et avec l’expansion des gouvernements. Dans l’arbitrage sécurité-rendement, c’est le premier élément qui est davantage privilégié. En conclusion, il est approprié de reprendre un passage de Joseph Schumpeter sur le processus dynamique de la destruction créatrice, source nécessaire pour la croissance.

Les incitations bureaucratiques

L’économiste Charles Schultz fut assistant directeur et directeur du Bureau of the Budget du gouvernement fédéral américain de 1962 à 1967. Il a donc vécu de l’intérieur les problèmes de la répartition des ressources entre les différents programmes. Il a dégagé deux conséquences principales d’une absence d’indicateurs de performance dans les organisations:

Deux conséquences majeures découlent de l’absence de mesures de performances reliées aux objectifs des programmes. La première est la prolifération de règlements qui spécifient rigidement la conduite ‘acceptable’ pour les unités décisionnelles subordonnées. Les clauses des contrats se multiplient, se standardisent et réapparaissent dans tous les contrats sans égard à leur pertinence pour des situations particulières. Les organigrammes sont déterminés par l’autorité centrale et surveillés avec soin. Des règles élaborées se développent pour le contrôle de l’achat des fournitures, de l’utilisation des communications interurbaines, des frais de voyage, etc. Dans l’impossibilité où se trouve le contrôleur d’évaluer ses subordonnés par leur contribution à l’output, c’est à un contrôle méticuleux des inputs qu’il recourt. La deuxième conséquence de l’absence d’indicateurs de performances est que les individus et les institutions ne sont souvent animés que du seul souci de minimiser les risques. Le succès d’ensemble d’une entreprise échappe à l’évaluation, mais les erreurs particulières s’identifient facilement et tombent ainsi facilement sous le coup des sanctions.  (Schultz 1969 : 207-208)

Dans les bureaucraties, les règlementations se multiplient tout en prenant différentes formes selon les périodes. De plus, il devient important pour les membres de connaître et surtout de suivre le livre des règles. Dans l’arbitrage sécurité-rendement, c’est le premier élément qui est privilégié. Les bureaucraties sont conservatrices.

L’État comme assureur global

Pour les pays développés, le vingtième siècle fut caractérisé par l’implantation et la consolidation de l’État providence ou de l’État assureur. Le gouvernement offre une assurance très différente de celle du secteur privé. Le secteur privé doit capitaliser ses régimes  tandis que le secteur public ne recourt pas ou peu à la capitalisation. Il offre une assurance généreuse ou entachée de subventions.

Les différentes composantes du système de revenu pour la retraite illustrent très bien ce phénomène. Les deux régimes publics, celui de la sécurité de la vieillesse du fédéral et le régime des rentes du Québec, ont des niveaux respectifs de capitalisation de zéro pourcent et de moins de quinze pourcent. Pour leur part, les régimes complémentaires de retraite ou d’employeur doivent conserver un niveau de capitalisation de cent pour cent comme c’est le cas par définition pour le régime enregistré d’épargne retraite.

L’État n’est pas seulement assureur ou protecteur du statu quo dans les assurances publiques mais dans une très grande partie de ses activités. C’est bien le cas pour les règlementations sociales où le principe de précaution sert de plus en plus d’appui. Il devient un «principe de paralysie» en donnant une pondération démesurée à l’erreur de type 1, celle qui privilégie l’inertie ou le pessimisme devant le changement.

Une autre force rend les gouvernements protecteurs du statu quo: c’est la dynamique des processus politiques qui est favorable aux intérêts concentrés et bien établis. C’est bien le cas de l’Union des producteurs agricoles qui s’oppose violemment à toute remise en question de la présence des contingentements dans la production laitière si coûteuse pour les consommateurs.

Conclusion

Les forces favorables à l’inertie sont vraiment importantes et s’opposent au processus de destruction créatrice mis en lumière par Joseph Schumpeter, source nécessaire à la croissance. Laissons-lui le mot de la fin :

En fait, l’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous éléments créés par l’initiative capitaliste…De même, l’histoire de l’équipement productif d’une ferme typique, à partir du moment où furent rationalisés l’assolement, les façons culturales et l’élevage jusqu’à aboutir à l’agriculture mécanisée contemporaine – débouchant sur les silos et les voies ferrées, – ne diffère pas de l’histoire de l’équipement productif de l’industrie métallurgique, depuis le four à charbon de bois jusqu’à nos hauts fourneaux contemporains, ou de l’histoire de l’équipement productif d’énergie, depuis la roue hydraulique jusqu’à la turbine moderne, ou de l’histoire des transports, depuis la diligence jusqu’à l’avion. L’ouverture de nouveaux marchés nationaux ou extérieurs et le développement des organisations productives, depuis l’atelier artisanal et la manufacture jusqu’aux entreprises amalgamées telles que l’U.S. Steel, constituent d’autres exemples du même processus de mutation industrielle – si l’on me passe cette expression biologique – qui révolutionne incessamment  de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de  Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme: c’est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter. (Schumpeter 1942 (1965: 93))

BIBLIOGRAPHIE

Gordon, R. J. 2012 (11 septembre). “Is US economic growth over?”, VoxEU.org. (http://www.voxeu.org/article/us-economic-growth-over)

Schultze, C. L. 1969. “The Role of Incentives, Penalties and Rewards in Attaining Effective Policy”. dans  Joint Economic Committee, The Analysis and Evaluation of Public Expenditures: the PPB System, Washington DC: U.S. Government Printing Office, 201-225.

Schumpeter, J. (1942). 1965. Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris : Petite bibliothèque Payot. (disponible à http://classiques.uqac.ca/classiques/Schumpeter_joseph/capitalisme_socialisme_demo/capitalisme_socialisme1.pdf)