Comprendre la croissance japonaise des deux dernières décennies est important non seulement du pur point de vue scientifique, mais aussi pour deux autres raisons. La première est que la réputation du Japon a énormément souffert du sort qu’a subi son économie depuis un quart de siècle. Le pays fait souvent l’objet de rapports tout aussi biaisés que méprisants dans la presse économique nord-américaine. Pour rétablir la réputation économique du Japon, il faut d’abord reconnaître les faits et chercher à comprendre avant de juger, plutôt que l’inverse.
La seconde raison est que l’histoire économique et démographique contemporaine du Japon contient des enseignements utiles pour notre économie locale – celle du Québec –, qui s’engage présentement dans une transition démographique analogue à celle que le Japon connaît depuis le début des années 1990, quoique de moindre intensité.
Retenons surtout deux enseignements.
Le premier est que la performance économique véritable d’un pays ou d’une province doit être jugée à partir de la croissance de son PIB par habitant de 15 à 64 ans et non pas de celle de son PIB total.
Rien dans ce qui précède ne vise à nier que la croissance du PIB total a été plus lente au Japon qu’aux États-Unis depuis 1991. Le gâteau économique total s’est bel et bien agrandi moins vite au Japon qu’aux États-Unis : 0,8 % par année au Japon, 2,6 % aux États-Unis. Ce que le graphique 2 du billet publié le janvier a permis de démontrer plutôt, c’est que la performance économique que le Japon a réalisée avec les ressources humaines dont il a disposé dans les âges actifs de 15 à 64 ans a été à peine moins bonne que celle des États-Unis : 1,3 % de croissance annuelle du PIB par habitant de 15 à 64 ans au Japon contre 1,5 % aux États-Unis. Si la croissance du PIB total du Japon a marqué le pas, c’est d’abord et avant tout à cause de la baisse de sa population de 15 à 64 ans.
Ce que la comparaison entre le Japon et les États-Unis nous enseigne est parfaitement applicable chez nous à la comparaison entre le Québec et l’Ontario. Si on observe la croissance du PIB total, qui inclut l’impact de la démographie, on ne peut que reconnaître que le Québec tire de l’arrière sur son voisin. Depuis 15 ans, par exemple, le PIB a crû en moyenne de 1,8 % par année au Québec et de 2,0 % en Ontario.
Mais si on retranche l’effet pur de la démographie et qu’on se concentre sur la croissance du PIB par habitant de 15 à 64 ans, le résultat s’inverse. Le graphique 1 ci-après montre que, depuis 1999, cet indicateur de performance économique a crû en moyenne de 1,2 % par année au Québec et de 0,7 % en Ontario. Indépendamment de leur nombre, la capacité des 15 à 64 ans à créer la richesse (et à faire ainsi augmenter le niveau de vie) a progressé plus rapidement – ou, si l’on veut, moins lentement – au Québec depuis le tournant des années 2000.
Graphique 1
Note : Le PIB par habitant de 15 à 64 ans est égal au PIB à prix constants (purgé de l’inflation) divisé par la population totale de 15 à 64 ans.
Source : Statistique Canada
Rares sont les médias qui tiennent compte de l’impact de la démographie sur la croissance économique. Cela entraîne une erreur d’interprétation sérieuse et continuelle dans l’opinion publique sur la performance économique véritable du Québec, tout comme sur celle du Japon. Le fait que l’économie québécoise croisse moins rapidement que l’économie ontarienne est indéniable. Elle est très désavantageuse au moment même où des ressources accrues doivent être consacrées au bien-être de nos très nombreux aînés.
Mais également indéniable est le fait que, depuis 15 ans, nos travailleurs et nos entreprises ont mieux performé que les travailleurs et les entreprises ontariens. C’est juste que leur nombre a augmenté moins vite. (Cette bonne performance comparative du Québec n’a cependant rien d’automatique ou d’assuré pour l’avenir. On verra.)
Le second enseignement utile que nous pouvons tirer de l’histoire économique et démographique contemporaine du Japon est que le repli de la population de 15 à 64 ans au Québec dans les années futures va agir comme un frein sur la croissance de l’emploi et de l’investissement.
L’emploi, d’abord. Son évolution a deux sources : 1) celle de la population de 15 à 64 ans et 2) celle du taux d’emploi, c’est-à-dire du pourcentage de cette population qui occupe un emploi. Depuis le milieu des années 1990, au Japon, la population de 15 à 64 ans diminue à un rythme tellement rapide que l’emploi total du pays tend à reculer, même si le pourcentage des 15 à 64 ans détenant un emploi – le taux d’emploi – a continué à augmenter. Il y avait 65 millions de Japonais au travail en 1995 ; il n’y en avait plus que 63 millions en 2014.
Au Québec, il faut s’attendre à une augmentation du nombre de personnes employées dans les années à venir, parce que la décroissance de la population de 15 à 64 ans sera loin d’être aussi prononcée qu’au Japon et que le pourcentage de cette catégorie d’âge (et des 65 ans ou plus) qui occupera un emploi – le taux d’emploi – va, selon toute probabilité, continuer à augmenter assez vite pour que l’effet net sur l’emploi total soit positif.
De 2003 à 2008, il s’est créé au total 260 000 emplois au Québec, dans un contexte où la population source des 15 à 64 ans augmentait de 40 000 personnes par année. Mais, de 2013 à 2018, comme cette population va probablement diminuer de quelques milliers de personnes par année (selon le nouveau scénario de référence de l’Institut de la statistique du Québec), nous serons chanceux si la création d’emploi dépasse les 100 000 postes pour l’ensemble des cinq années. Un net ralentissement de la création d’emploi au Québec est inévitable.
L’investissement, ensuite. Au Japon, l’éclatement des bulles spéculatives, la fin du rattrapage et le retournement démographique ont considérablement assombri les perspectives de croissance du PIB dans les années 1990 et 2000. Les additions annuelles nécessaires au parc d’équipement productif, qui constituent une bonne part de l’investissement du pays, ont par conséquent été beaucoup plus faibles depuis 20 ans. On a observé au graphique 1 du billet publié le février que la part du revenu national consacrée à l’investissement a ainsi plongé de 10 unités de pourcentage, soit de 32 % en 1991 à 22 % en 2014.
Au Québec, ce qui affaiblit nos perspectives de croissance, c’est essentiellement la baisse de la population de 15 à 64 ans qui s’amorce. Elle a pour conséquence que la croissance «normale» du PIB, qui a été de près de 2 % par année depuis 25 ans, aura de la difficulté à excéder 1,5 % dans l’avenir.
Cet affaiblissement va nuire à l’investissement au Québec. On sera loin de la dégringolade observée au Japon, où la baisse de la population est beaucoup plus marquée que chez nous dans les âges actifs, mais l’investissement, tout comme la création d’emploi, devra néanmoins ramer contre les vents contraires de la démographie.
Ce billet constitue le dernier d’une série de quatre portant sur la décroissance de l’économie japonaise. Les billets précédents ont été publiés les et janvier et le février derniers.
Une version de ce billet a été publiée dans L’actualité.