Depuis la publication par Adam Smith de «Recherches sur la nature et les causes de la Richesse des nations», le paradigme du marché constitue une des bases sur lesquelles s’est édifiée la science économique. Le libre fonctionnement du marché est réputé conduire à la meilleure utilisation des ressources à la disposition d’une société donnée. Adam Smith et d’autres après lui ont quand même fait observer que le marché ne pouvait produire ses bienfaits que si certaines conditions assurant une concurrence pure et parfaite étaient respectées. Une de ces conditions consiste en la présence d’un nombre suffisant d’offreurs et de demandeurs pour assurer une concurrence effective.
La rémunération des employés du secteur public québécois résulte, selon toute apparence, d’un marché imparfait.
Les données publiées par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) à l’automne 2014 ont montré ce que savaient déjà les employés du secteur public québécois[1] : leurs salaires sont inférieurs à ceux de tous les autres salariés québécois. Et leur rémunération globale[2] n’est supérieure qu’à celle des employés non syndiqués du secteur privé. Le déficit de leur rémunération globale dépasse 20% en comparaison avec le secteur privé syndiqué et avec l’administration fédérale. Elle atteint 39% avec l’administration municipale.
Comparaison de la rémunération – secteur public québécois et autres employeurs
(écart en %)
Source : ISQ, Rémunération des salariés 2014 – Faits saillants, novembre 2014, p3.
Même en ignorant le secteur municipal qui semble appartenir à un autre univers, les données de l’ISQ suggèrent que les employés gouvernementaux souffrent d’un manque à gagner de l’ordre de 20% par rapport au marché. Il s’agit d’un renversement complet de situation en l’espace de trois décennies. En effet, au tournant des années 1980, il était de notoriété publique que les employés du secteur public québécois profitaient de conditions plus avantageuses que leurs homologues du secteur privé. On connaît la suite. La récession de 1981-1982 a amené le gouvernement du Québec à renier les conventions signées et à imposer des coupes sombres à la fois dans les salaires et dans les modalités d’indexation des régimes de retraite de ses employés. Par la suite, d’un renouvellement de convention collective à l’autre, les employés du secteur public québécois ont perdu progressivement des rangs au tableau de la rémunération jusqu’à se retrouver près de la cave du classement. Encore quelques gels ou quasi gels salariaux et le secteur public québécois aura retrouvé son statut peu enviable d’avant la Révolution tranquille.
Selon le fonctionnement normal du marché, la pingrerie gouvernementale aurait dû conduire les fonctionnaires québécois et les nouveaux arrivants sur le marché du travail à se tourner plutôt vers le secteur privé ou vers les fonctions publiques fédérale ou municipale. Le gouvernement du Québec aurait alors éprouvé des difficultés croissantes de dotation qui l’auraient forcé à rajuster à la hausse ses échelles de traitement.
Pourquoi cet ajustement ne s’est-il pas fait ? Sans doute parce que pour diverses professions, notamment dans les domaines de la santé et de l’éducation, le gouvernement du Québec est à toutes fins pratiques le seul demandeur, ce qui fait qu’une des conditions d’un marché concurrentiel n’est pas respectée. Dans cette position d’employeur unique, le gouvernement a beau jeu d’imposer ses conditions sans crainte de difficultés de dotation. D’ailleurs, pour les professions où il est en concurrence avec d’autres employeurs, comme c’est le cas en informatique ou en droit, le gouvernement a dû consentir à rajuster à la hausse les traitements offerts.
Pour d’autres catégories professionnelles, notamment pour les disciplines issues des sciences sociales, des postes sont aussi offerts par le gouvernement fédéral et divers organismes ou entreprises du secteur privé. Dans ces cas, le gouvernement du Québec profite de ce qu’une partie de sa main-d’œuvre est plus ou moins captive parce qu’elle est motivée à travailler pour l’avancement des politiques québécoises ou parce qu’elle est rebutée par la perspective de déménager ou de devoir travailler en anglais. Bref, dans ces cas, le gouvernement est également en position d’employeur unique.
Par ailleurs, il est vraisemblable qu’une partie de la main-d’œuvre attache une valeur importante à la sécurité d’emploi offerte par le gouvernement du Québec. Cette assurance contre les aléas monétaire et psychique du chômage fait en sorte que le produit offert – un poste dans la fonction publique ou dans les réseaux – est différent de celui offert par les autres employeurs publics ou privés. Une autre condition des marchés efficaces n’est pas respectée : le produit offert n’est pas homogène.
En somme, différents facteurs peuvent expliquer pourquoi la rémunération des employés de l’État québécois est inférieure, en apparence, à ce que produirait un marché efficace. Profitant du manque de concurrence effective de la part d’autres employeurs, le gouvernement québécois ferait en sorte d’éponger les diverses rentes ou surplus dont profitent ses employés.
Cette stratégie comporte certains risques. À court terme, les revenus moindres des employés de l’État entrainent un effet dépressif sur la demande globale, notamment dans les secteurs de la consommation et de la construction/rénovation résidentielle, et donc, indirectement, sur les revenus fiscaux du gouvernement.
Les effets de moyen et de long terme sont également préoccupants. En dévalorisant davantage le travail dans le secteur public, le gouvernement risque d’atteindre un seuil à partir duquel il ne réussira plus à attirer un nombre suffisant de candidats compétents et motivés pour combler ses postes. Il devra se contenter des candidats moins prometteurs qui n’auront pas trouvé preneurs auprès de l’entreprise privée ou des autres administrations publiques. L’Association des économistes québécois a mis en garde le gouvernement contre la perte de capital intellectuel pouvant résulter d’un usage abusif de son pouvoir de marché :
Nous croyons que le gouvernement devrait aligner la rémunération globale de la fonction publique sur celle du marché en évitant les positions dictées uniquement sur l’équilibre budgétaire à court terme. Le gouvernement devrait en outre faire en sorte que ses pratiques salariales et de formation continue aident au recrutement et à la rétention d’employés compétents et motivés à offrir des services de qualité à la population.[3]
La science économique tient pour acquis que les imperfections du marché justifient une intervention correctrice de l’État que ce soit sous forme de règlementation, de subvention, de tarification, de fourniture directe de biens ou de services, etc. Que faire lorsque le gouvernement est lui-même partie au marché ?
[1] Incluant les ministères et les réseaux de la santé et de l’éducation et les organismes publics à l’exception des sociétés d’État à vocation commerciale.
[2] Soit le salaire plus les avantages marginaux à l’exclusion de la sécurité d’emploi.