Depuis la crise financière de 2008, les gouvernements et les banques centrales ont cherché à redonner aux économies nationales et à l’économie mondiale les rythmes de croissance qu’elles avaient auparavant. Ils ont eu recours à des politiques monétaires très accommodantes qui ont amené certains observateurs à parler de distribution d’argent par hélicoptère, une image évoquée par Milton Friedman dans les années 1960. Ils ont aussi mis en œuvre des politiques budgétaires allant de l’austérité à la prodigalité. Ces tentatives n’ont produit que des résultats décevants jusqu’à maintenant. La croissance demeure poussive un peu partout et certains pays craignent une dynamique déflationniste qui ne ferait qu’empirer les choses. Plusieurs indicateurs témoignent de ce manque de tonus de l’économie mondiale. Ainsi, la figure 1 montre bien que tant les échanges que les investissements mondiaux n’ont toujours pas repris leur rythme de croissance d’avant 2008. Au contraire, ils semblent s’installer dans une léthargie durable.
Figure 1
Taux de croissance des échanges et des investissements mondiaux
Source : Banque du Canada, Rapport sur la politique monétaire, octobre 2016, p. 2.
La figure 2 illustre le ralentissement de la croissance annuelle moyenne du PIB dans le cas du Québec.
Figure 2
Source : Institut du Québec, L’AECG avec l’Europe –Évaluation des retombées pour le Québec, mai 2016, p.3.
La faiblesse de la demande peut expliquer en partie le manque de tonus de l’économie. Ainsi, la croissance des inégalités de revenus et de richesse a fait en sorte qu’une partie de la population vit avec des revenus insuffisants pour combler tous leurs besoins, même de base. C’est vrai dans les pays développés et davantage dans le reste du monde. Le marché est ainsi privé de dynamisme par l’insolvabilité d’une partie non négligeable de la clientèle potentielle.
La situation des classes moyennes est moins précaire mais la faible croissance de leurs revenus conjuguée à leur endettement élevé fait en sorte que celles-ci n’ont plus guère de marge de manœuvre pour acheter davantage. La situation n’est guère plus reluisante pour bon nombre de gouvernements. Le FMI rapportait récemment que l’endettement privé et public a atteint un sommet à 255% du PIB mondial[1].
La demande est également affectée dans plusieurs pays par le ralentissement démographique. En effet, le rythme de croissance de la population a considérablement diminué dans la plupart des pays développés et dans bon nombre de pays en développement incluant la Chine. Ainsi, la figure 3 montre que selon la prévision médiane de l’ONU la population des pays développés a amorcé un déclin qui se poursuivra au moins jusqu’à la fin du présent siècle. Il en résulte des perspectives de croissance limitées dans une foule de secteurs : commerce, construction domiciliaire, équipements publics, etc.
Figure 3
Population des pays développés
Source : ONU, https://esa.un.org/unpd/wpp/Graphs/Probabilistic/POP/20-64/
De leur côté, les entreprises n’investissent plus guère dans de nouveaux équipements de production malgré qu’elles disposent de liquidités importantes. Le tableau 1 montre bien la chute des investissements au Québec[2] mais des situations semblables sont également observables au Canada, aux États-Unis et même en Chine.
Tableau 1
Investissements au Québec
(variations annuelles en %)
2013 |
2014 |
2015 | 2016 (p) | |
Ouvrages non résidentiels |
-0,2 |
-14,3 |
-7,4 |
-2,3 |
Machines et matériel |
-17,4 |
-10,7 |
-2,4 |
-6,6 |
Produits de propriété intellectuelle |
-5,5 |
-4,5 |
-3,6 |
-1,0 |
Source : Desjardins Études économiques, Prévisions économiques et financières, 22 septembre 2016, p.11.
On invoque généralement l’incertitude pour expliquer cette réticence des entreprises à investir mais cette explication n’est pas tout à fait convaincante puisqu’il y a toujours eu de l’incertitude et souvent bien davantage qu’aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, il en résulte un effet dépressif à la fois sur la demande et sur l’offre,
Mais, au-delà des facteurs agissant sur l’offre ou la demande, il est possible que les mesures utilisées par les gouvernements depuis 2008 n’aient pas eu l’efficacité espérée parce que l’économie n’est plus aux prises avec un cycle économique ordinaire, soit des oscillations à la baisse puis à la hausse se greffant sur une tendance nettement positive à moyen et à long terme. Ainsi, la passivité des entreprises s’explique peut-être tout simplement parce qu’aucune nouvelle technologie structurante n’est apparue qui justifierait d’investir pour s’outiller et développer des marchés.
Au cours des 200 dernières années, les innovations majeures se sont succédées et ont permis de formidables gains de productivité tout en créant de nouveaux marchés à desservir. Le chemin de fer, l’automobile, les engrais chimiques, les antibiotiques, l’électricité, les nouvelles technologies d’information et de communication sont autant d’exemples de telles technologies qui ont soutenu la consommation et les investissements pendant des décennies. Mais on n’invente pas le moteur à combustion interne ou le transistor deux fois. L’humanité aurait déjà mis au point les innovations les plus structurantes et les plus susceptibles de permettre des gains majeurs de productivité. Aujourd’hui, les entreprises en seraient réduites à proposer des différenciations marginales des produits offerts qu’il s’agisse de téléphones intelligents, d’automobiles ou de cafetières. Rien qui puisse transformer radicalement la structure de l’économie et les processus de production[3].
On peut aussi penser que les besoins les plus importants sont satisfaits dans une large mesure, du moins dans les pays développés. Certes la demande pour les soins de santé continue de dépasser l’offre mais dans une grande variété d’autres domaines les entreprises doivent se partager des marchés matures.
Devant cet état de fait, un nombre croissant de spécialistes parlent maintenant d’une nouvelle normalité, soit d’une ère où qu’il faudra se satisfaire de taux de croissance compris entre 0,5 et 2 % plutôt que des taux se situant entre 2 et 4 % qui ont été habituels pendant des décennies. En d’autres termes, il faut prendre acte de la baisse du potentiel de croissance de l’économie. Sur un ton plus sombre, d’autres observateurs parlent de cette nouvelle ère comme d’une grande stagnation[4], voire d’une stagnation séculaire[5]. Cette dernière expression évoque le retour aux taux de croissance infimes qui ont marqué la plus grande partie de l’histoire de l’humanité, les deux cents dernières années constituant une exception attribuable à l’apparition successive de plusieurs technologies génératrices de gains majeurs de productivité et d’allongement marqué de l’espérance de vie. De fait, si on se réfère aux estimations des taux de croissance de l’économie mondiale depuis l’antiquité (figure 4), c’est plutôt de stagnation millénaire qu’il faudrait parler.
Figure 4
Taux de croissance du PIB mondial per capita en dollars constants de 1990 (%)
Source : http://www.ggdc.net/maddison/oriindex.htm
En sommes-nous là? C’est possible mais pas sûr puisque depuis Malthus les pessimistes ont souvent eu tort. De toute façon, il est possible de voir les choses autrement. Ce sera l’objet d’un prochain billet.
[1] L’endettement mondial à des niveaux record, selon le FMI Agence France-Presse, Le Devoir, 6 octobre 2016
[2] Le comportement des petites entreprises serait cependant différent, du moins au Québec où elles seraient responsables d’une portion importante des investissements selon E&B Data. http://fr.ebdata.com/industrie-legere-nouveau-poids-lourd-economie-quebecoise/
[3] Parmi les auteurs adhérant à cette thèse du plafonnement technologique, Robert Gordon (http://www.nber.org/papers/w18315.pdf ) et Tyler Cowen (http://www.nytimes.com/2011/01/30/business/30view.html?_r=1) sont souvent cités.
[4] Tyler Cowen, The Great Stagnation, Penguin, 2011.
[5] Expression employée pour la première fois par Alvin Hansen en 1938 pour désigner une situation où la fin de la croissance démographique et du progrès technique conduisent à une période d’activité économique anémique. Elle a été remise à l’ordre du jour par Lawrence Summers en 2013.