L’ÉCONOMIQUE DE LA GRATUITÉ

Durant ma carrière de professeur, je me suis souvent interrogé sur l’absence de cours sur l’économique de la gratuité. Au premier abord, la réponse est simple : cela va à l’encontre de l’enseignement fondamental de la science économique qui se résume dans l’expression There is no such thing as a free lunch (Un repas gratuit, ça n’existe pas ou Rien n’est gratuit).

Toutefois, dans maintes situations, le décideur se retrouve comme devant un buffet au restaurant avec l’absence de relation entre la quantité choisie et le prix à payer. C’est la gratuité monétaire d’une unité supplémentaire. L’allocation des ressources ne se fait pas par des prix explicites mais par d’autres moyens, plus ou moins cachés.

Le cours proposé devrait s’appeler la théorie des «non-prix» ou, préférablement, la théorie de la gratuité monétaire. Pourquoi n’existe-t-il pas, si ce n’est, en partie, dans l’enseignement relatif aux finances publiques et aux choix collectifs ?

Trois lois avec absence d’allocation par les prix

Un blogue a déjà été consacré à trois auteurs qui, durant la période 1955 à 1962, ont laissé leur nom à trois lois reliées à des aspects non monétaires dans l’allocation des ressources. La première est la loi de Parkinson en bureaucratie selon laquelle «le travail s’étale de façon à occuper le temps disponible pour son achèvement». Il ajoutait : «Le fait est que le nombre de bureaucrates et la quantité de travaux à effectuer ne sont pas du tout liés entre eux.»

La deuxième loi, celle de Roemer, s’applique dans le secteur de la santé où l’assurance est omniprésente avec une importante mise en tutelle du consommateur. Elle se formule ainsi : «Un lit d’hôpital construit est un lit occupé.» Selon lui, «le fait essentiel est que le taux d’occupation n’est pas le plus élevé où le nombre de lits est le plus faible, comme on pourrait s’y attendre, si les besoins médicaux étaient le véritable déterminant du taux d’utilisation».[1]

La troisième loi est revenue à la surface par la publication d’un travail empirique publié dans l’American Economic Review qui « confirme la » loi fondamentale de la congestion routière » suggérée par Downs (1962) où un prolongement des autoroutes provoque une augmentation proportionnelle du trafic dans les régions métropolitaines des États-Unis. » (Duranton et Turner 2011 : 2645).

Bureaucratie, soins de santé et transport urbain sont bien trois secteurs où l’allocation des ressources ne se fait pas par les prix mais par d’autres moyens. Il est essentiel de les étudier, tout probablement en s’éloignant ce que Ronald Coase a qualifié de blackboard economics (l’économique du tableau noir).

La visibilité du fardeau

Un système de prix rend visible le fardeau des choix : le client connaît la différence du coût du filet mignon par rapport au bœuf haché. Toutefois, il est pertinent de se demander si cette visibilité est appréciée à sa juste valeur.

Le Rapport de la Commission de la gestion de l’eau en fournit une illustration. Devantla faible utilisation relative des compteurs d’eau résidentiels au Québec, sa recommandation est claire : « La Commission n’est pas favorable à une tarification au compteur dans le secteur domestique. » (Tome 2, p. 271) Elle justifie sa recommandation en ces termes :

Même si des courants de pensée sont largement favorables à la tarification au compteur, la Commission ne pense pas qu’il soit prudent de recommander d’obliger les villes à mettre en place une telle mesure. Les coûts d’investissement et de gestion de même que les coûts sociaux d’une telle mesure […] permettent de douter de sa rentabilité globale. Dans l’argument de l’équité (chacun paie uniquement pour sa propre consommation), la Commission estime qu’il y a confusion entre équité et égalité. La Commission estime ici que l’équité doit pencher dans le sens de la solidarité. (Tome 2, p. 106-107)

Les commissaires se sont implicitement placés dans un monde de gratuité en évitant d’étudier les autres façons de financer les dépenses pour l’approvisionnement en eau. Ils ont oublié de mentionner qu’une absence de tarification se traduit par un impôt foncier plus élevé ou avec une taxe forfaitaire par logement dont les locataires doivent aussi supporter le fardeau. Cela implique des effets redistributifs non explicites et aucune incitation à économiser l’eau.

Intégration de la tarification avec la gratuité

Comment peut-on introduire une tarification dans un système qui est gratuit ? Une étude pour la région de Minneapolis-Saint Paul d’Herbert Mohring, pionnier de l’économique des transports et de leur tarification, en montre la difficulté :

Cependant, il est toujours possible de vendre des prix de congestion en insistant sur une implication importante de son efficacité : obtenir quelque chose pour rien. Bien que nos calculs suggèrent que l’effet immédiat de la tarification de la congestion serait d’aggraver la situation de la quasi-totalité de la population, ils suggèrent également que le péage sur tout le réseau routier rapporterait entre 1,50 et 1,75 dollar pour chaque dollar perdu. Cela étant, en utilisant des technologies électroniques capables de réduire les coûts de recouvrement à une fraction modeste des recettes totales, il devrait y avoir des moyens de compenser les perdants tout en laissant des ressources substantielles pour financer des taxes foncières, pétrolières et autres réduites. La recherche de tels schémas de distribution devrait constituer un axe prioritaire de la recherche sur la tarification de la congestion. (Anderson et Mohring, 1996 : Résumé) [traduction libre]

Il existe pourtant des expériences d’introduction de tarification de l’automobile en milieu urbain comme à Singapore, Londres et Stockholm. Aux États-Unis, les régions métropolitaines intègrent de plus en plus la gratuité avec une tarification du réseau routier entre les banlieues et le centre ; elles implantent des voies rapides tarifées selon l’importance de la congestion aux heures de pointe et dont la direction peut changer au cours de la journée[2].  Et ces pratiques sont largement facilitées par les technologies numériques qui ont largement réduit les coûts de recouvrement.

Un argument souvent évoqué est celui d’une tarification qui respecte les droits acquis sur la gratuité des infrastructures existantes, et qui par conséquent demande qu’on limite son application aux nouveaux projets. Ce fut le cas au Québec avec le péage sur l’autoroute entre Montréal et Saint-Jérôme à la fin des années cinquante et sur celle des Cantons-de-l’Est entre le pont Champlain et Magog inaugurée en 1965. Le péage sur ces deux autoroutes n’a cependant pas duré. La tarification routière a été récemment réintroduite au Québec dans le cadre de deux ententes de partenariat public-privé, celle du parachèvement de l’Autoroute 30 et celle du pont de l’Autoroute 25.

La tarification initialement proposée (et par la suite annulée) du nouveau pont Champlain respectait-elle les droits acquis d’une gratuité monétaire ? Dans le cas du projet de la construction d’un troisième lien entre Québec et Lévis, comme il n’y a pas de droits acquis, une tarification des utilisateurs ne serait-t-elle pas toute désignée ?

Conclusion

Si une tarification même très partielle du réseau routier va dans le sens de l’efficacité, comme un blogue sur la tarification du pont Champlain a voulu le montrer, la question demeure : pourquoi y a-t-on si peu recours ? La réponse se trouve dans la dynamique des processus politiques qui visent la redistribution vers différents groupes au lieu de la recherche d’une meilleure affectation des ressources. La tarification sert alors d’instrument de dernier recours en présence d’un environnement devenu trop contraignant par suite d’une congestion routière excessive ou d’une contrainte budgétaire gouvernementale serrée.


 


[1] Roemer, M. J. 1961 (1er nov.). « Bed Supply and Hospital Utilization: A Natural Experiment », Hospitals, vol. 35, p. 37.

[2]  Selon un article de journal paru lors du décès de Mohring, cette étude s’insère dans un processus qui a finalement conduit à l’introduction de la voie tarifée sur la route I-394 en 2005.