Au début des années 1960, le gouvernement de Jean Lesage appuyait sa réforme de l’éducation par le slogan «Qui s’instruit s’enrichit». Cinquante ans plus tard, l’éducation est toujours perçue comme un moyen sûr de promotion individuelle et d’enrichissement collectif. C’est pourquoi on entend régulièrement des doléances sur le taux de diplomation trop faible, sur le décrochage catastrophique, sur le manque de lien entre la recherche universitaire et les besoins de l’industrie, sur des frais de scolarité prohibitifs pour les classes pauvres, etc.
Les données semblent confirmer que l’instruction enrichit. Ainsi, aux États-Unis un diplômé universitaire gagnera au cours de sa vie 75% de plus qu’un simple finissant du secondaire [1]. De plus, selon l’OCDE, le rendement total de l’éducation universitaire pour la société équivaudrait à près de trois fois l’investissement initial, principalement sous forme de recettes fiscales accrues [2]. Voilà de quoi conforter les étudiants dans leurs revendications visant le plafonnement des droits de scolarité.
Chose certaine, l’obtention d’un diplôme, ne serait-ce que d’un diplôme d’études secondaires, est un pré-requis à l’accès à la quasi-totalité des emplois réguliers et licites. Sans diplôme ne sont disponibles que des emplois, souvent saisonniers ou ponctuels, où seules comptent la force, la résistance physique ou la tolérance au risque: manœuvres, travailleurs agricoles, garçons d’épicerie, videurs de clubs, etc. Ou, bien sûr, des boulots moins avouables dans l’économie au noir, voire criminelle.
Un rattrapage remarquable
Le Québec a fait et continue de faire un effort considérable pour permettre aux nouvelles générations d’avoir une éducation convenable. En 2006, le Québec se classait au 2e rang, derrière les États-Unis, quant à la part dans le PIB des dépenses du secteur public en éducation. Ces dépenses atteignaient alors 6,9% du PIB comparativement à 7,4% aux États-Unis, 6,2% en Ontario et 5,7% dans l’OCDE. Cette contribution importante du secteur public québécois compensait l’effort nettement moindre des ménages et des individus. Ainsi, les dépenses déclarées des ménages en éducation atteignaient 1816 $ en moyenne au Québec en 2008 alors qu’elles étaient de 4531 $ en Ontario et 3319$ au Canada. Ces effort privés et publics ont porté fruit puisque la proportion des personnes de 25 à 44 ans détenant un diplôme postsecondaire ou universitaire qui était de 44% en 1990 atteignait 71,6% en 2009, soit davantage qu’en Ontario (68,0%) et dans l’ensemble du Canada (66,9%)[3]. À l’échelle canadienne, 56% des 25 à 34 ans détiennent un diplôme universitaire et, à cet égard, le Canada ne le cède qu’à la Corée où cette proportion atteint 64% [4].
L’immigration a aussi contribué au rattrapage du Québec en matière d’éducation universitaire puisque 41% des immigrants actifs en 2008 avaient 17 ans de scolarité et plus [5].
Ces chiffres sont tellement remarquables qu’il faut se demander si le Canada et le Québec n’ont pas terminé le rattrapage nécessaire et si nous ne sommes pas parvenus à une situation où les occupations qui nécessitent un diplôme universitaire ont été largement comblées.
Comme l’indique le tableau qui suit une grande majorité des emplois au Québec comme ailleurs au Canada se situent dans des domaines qui ont peu recours aux diplômés universitaires : fabrication, construction, commerce, transport, hébergement, etc.
De toute évidence, la société n’a pas seulement besoin de personnes hautement qualifiées mais aussi, et de façon plus impérative, de travailleurs manuels capables de produire de quoi manger et de construire, d’entretenir et de réparer des vêtements, des logements, des routes, des équipements de toutes sorte. Elle a aussi besoin de créateurs et d’artistes, de chauffeurs de taxi et de camions, d’éboueurs, de restaurateurs et de caissières, etc.
Sauf exception, pas besoin d’un diplôme pour ouvrir un commerce, lancer une entreprise, débuter une carrière de chanteuse, etc. Certes, dans toutes les occupations, une bonne formation collégiale ou universitaire peut aider mais elle n’apparaît pas indispensable.
De fait, les pénuries actuelles de main-d’œuvre au Canada visent surtout du personnel technique : techniciens, vendeurs, ouvriers spécialisés et non spécialisés, secrétaires et très peu les diplômés universitaires : seuls les ingénieurs apparaissent dans le Top 10 des postes offerts [6].
Aussi, le Québec peut-il se féliciter que la réforme qui a conduit à la création des cégeps lui permette aujourd’hui de produire en plus grande proportion qu’ailleurs en Amérique du Nord des diplômés de formation technique.
Des fruits parfois décevants
On utilise couramment la formule «marché de l’emploi». S’il s’agit d’autre chose que d’une métaphore, les lois du marché et plus précisément celle de l’offre et de la demande devraient faire en sorte que la surabondance des diplômés universitaires exerce une pression à la baisse sur la rémunération et les autres avantages dont ceux-ci bénéficient.
De fait, c’est au Canada que le pourcentage des diplômés universitaires gagnant moins que le salaire médian est le plus élevé dans les pays de l’OCDE. De plus, à l’exception de la Hongrie, le Canada est le pays où le nombre de diplômés qui travaillent est le plus faible soit 82% comparativement à 89% pour l’ensemble de l’OCDE [7]. Par ailleurs, toujours selon l’OCDE, le Canada serait le pays, après l’Espagne, où le pourcentage de diplômés universitaires occupant des postes sous-qualifiés est le plus important, à près de 40% [8]. Manifestement, quelque chose ne tourne pas rond au Canada en ce qui a trait à l’emploi des diplômés et rien ne permet de croire que la situation soit plus reluisante dans le cas du Québec.
Les effets présumés de l’éducation supérieure sur la prospérité nationale méritent aussi d’être nuancés. Pour William W. Lewis [9], l’éducation ne serait pas un facteur automatique de croissance économique et de productivité. L’intensité de la concurrence sur les marchés serait un facteur beaucoup plus déterminant et le véritable rôle de l’éducation serait plutôt de faciliter l’implantation de philosophies politiques fondées sur les droits individuels. D’ailleurs, fait révélateur, la proportion de la population de 25 à 64 ans possédant un diplôme dépasse 30% aux États-Unis mais elle est de moins de 15% en Allemagne. Or, manifestement cette sous-diplomation relative n’empêche nullement ce dernier pays d’être très compétitif à l’échelle mondiale [10].
Quel enrichissement?
Alors, peut-on toujours prétendre que qui s’instruit s’enrichit? Cette formule était vraie alors que le nombre de diplômés faisait cruellement défaut. C’est certainement moins vrai maintenant que l’offre de diplômés a apparemment dépassé la demande dans bon nombre de disciplines. Mais peut-être doit-on considérer qu’il est toujours souhaitable que le plus grand nombre possible accèdent aux études universitaires et ce, pour faire des citoyens mieux éduqués et donc mieux à même de comprendre les enjeux politiques et sociétaux d’aujourd’hui. L’éducation doit désormais être vue comme une condition de progrès social et démocratique plutôt que comme un tremplin automatique vers l’enrichissement individuel et collectif.
[1]CARNAVALE, Anthony P., ROSE, Stephen J., CHEAH, Ban, The College Payoff – Education, Occupations, Lifetime Earnings, THE GEORGETOWN UNIVERSITY CENTER ON EDUCATION AND THE WORKFORCE, 2011.
[2] Selon des informations rapportées dans THE ECONOMIST, Education, 11 septembre 2010, p110
[3] JOANIS,Marcelin, GODBOUT, Luc, et.al., Le Québec économique – Vers un plan de croissance pour le Québec, PUL, 2010, p346-348.
[4] Données tirées du rapport de l’OCDE Regards sur l’éducation 2011, rapporté dans GERVAIS, Lisa-Marie,Les diplômés canadiens s’en tirent moins bien que ceux des autres pays de l’OCDE, Le Devoir, 13 septembre 2011, A3
[5] JOANIS, Marcelin, GODBOUT, Luc et al., op.cit.., p333.
[6] Selon MANPOWER GROUP, 21 mai 2011, .
[7] GERVAIS, Lisa-Marie, op.cit..
[8] THE ECONOMIST, Critical thinking, 11 septembre 2010, p72.
[9]LEWIS, William W., The Power of Productivity, University of Chicago Press, 2004, p243.
[10]Informations tirées de THE ECONOMIST, Much to learn – Germany’s education system is a work in progress, A special report on Germany, 13 mars 2010, p9.