L’économiste se présente comme un être qui a deux discours fort différents. Le premier se veut scientifique : il vise à expliquer les phénomènes sociaux en recourant généralement à un mode d’approche qui lui est propre. C’est ce qu’on appelle l’économique positive. Voici un exemple. Au cours du dernier demi-siècle, un phénomène s’est répandu dans plusieurs pays : c’est la croissance des dépenses en soins de santé par rapport à la valeur des biens et services produits par l’ensemble de l’économie (le produit intérieur brut, ou PIB). Au Canada, par exemple, les dépenses de santé représentaient 5,5 % de la production en 1960, contre 11,6% en 2012. Voilà un phénomène social qui mérite explication et l’économiste essaie de la fournir.
Disons en passant que l’économique positive ne se limite pas à l’étude des phénomènes monétaires, comme on le croit souvent; elle s’intéresse à tous les phénomènes sociaux; elle tentera par exemple d’expliquer la baisse de popularité de l’institution du mariage.
L’économique se distingue généralement par un mode d’approche particulier : l’individualisme méthodologique. De quoi s’agit-il? Tout simplement de se concentrer sur le fait que chacun cherche à accroître son bien-être, tout en étant soumis à différentes contraintes. Ces dernières ne sont d’ailleurs pas immuables : elles sont modifiées par le progrès technique et aussi par l’action de ces mêmes individus ou des pouvoirs publics. Par exemple, la popularité des logements subventionnés varie selon l’importance des subventions : plus la subvention est généreuse, moins leur prix est élevé et plus leur popularité est grande.
La morale économique
Le deuxième type de discours de l’économique veut juger au lieu de se contenter d’expliquer. C’est l’économique normative. Cette branche devrait plutôt s’appeler « morale économique ». Elle demeure en grande partie non scientifique, à cause de son aspect « prescriptif » ou, si l’on veut, du jugement porté, toujours subjectif. Référons-nous à un exemple simple : si un scientifique prédit qu’une réaction donnée produit un champignon radioactif avec une multitude de propriétés, il pratique la science. Quand il affirme s’opposer à toute utilisation de l’engin atomique, il devient moraliste.
C’est exactement la même chose pour un économiste, lorsqu’il se prononce sur le fait qu’un projet donné doit être entrepris ou non. Le mot « doit » montre bien que la question se situe dans le domaine des prescriptions, basées sur des normes. Il en est de même pour toutes les tentatives de jugement ou d’évaluation de situations, comme dans les exemples suivants : Y a-t-il surplus ou pénurie de médecins au Québec? La construction de nouvelles autoroutes est-elle rentable? Le secteur public québécois est-il trop lourd?
La partie « prescriptive» ou normative de l’économique est fort développée. Elle fournit d’ailleurs de bons emplois aux économistes. Les concepts-clés sont ceux de rentabilité, d’efficacité et de non-gaspillage. Pour sa part, la rentabilité exige que les avantages attendus d’une action soient supérieurs aux coûts estimés, afin de dégager un surplus ou un avantage net.
Les prises de position des économistes
Cette dichotomie entre la science économique et la morale économique trouve son application dans les prises de position des économistes. Prix Nobel d’économique en 1976 et un polémiste hors pair, Milton Friedman a très bien cerné la question :
« Il est important de distinguer entre le travail scientifique que les économistes font et les autres choses que font les économistes. Les économistes sont membres d’une communauté aussi bien que des scientifiques. Nous ne consacrons pas cent pour cent de nos vies sur notre travail purement scientifique, ni, bien sûr, les physiciens ou les chimistes. En principe, je crois que l’économique possède une composante scientifique dont le caractère n’est pas différent de la composante scientifique de la physique ou de la chimie ou de toute autre science de la nature…
En physique, non moins qu’en économique, il est important de faire la distinction entre ce que font les personnes dans leur capacité scientifique et dans ce qu’ils font en tant que citoyens. Prenons le présent débat sur la Guerre des étoiles, l’initiative de défense stratégique. Certains physiciens émettent des manifestes s’opposant à la Guerre des étoiles; d’autres physiciens publient des manifestes favorables. De toute évidence, ces manifestes ne reflètent pas simplement une connaissance scientifique acceptée, mais dans une large mesure, ils sont le reflet des valeurs personnelles, des jugements sur les événements politiques, ainsi de suite des physiciens. Leur compétence et leur contribution scientifique ne doivent pas être jugées par de telles déclarations. Elles doivent être jugées par leurs travaux scientifiques. La même chose, je crois, est vraie pour les économistes. » (Friedman 1990 : 88-90)
Conclusion
Il y a de ces idées qu’il est utile de se rappeler périodiquement. Elles servent ainsi de garde-fous. C’est le cas de la présence généralisée d’un double discours chez les économistes, l’un explicatif des phénomènes sociaux et l’autre normatif, basé par définition sur des normes précises.
Bibliographie
Friedman, M. 1990. « Milton Friedman », dans Breit, W. et R. W. Spencer (s.l.d.). Lives of the Laureates : Ten Nobel Economists 2nd ed. Cambridge MA: MIT Press, 77-92. (disponible à http://0055d26.netsolhost.com/friedman/pdfs/other_commentary/MIT.1986.pdf )
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[1]Il continuait ainsi : « Pour revenir à ma propre expérience, j’ai été actif en matière des politiques publiques. J’ai essayé d’influencer les politiques publiques. J’ai parlé et écrit sur des questions de politique. Ce faisant, cependant, je n’ai pas agi en ma capacité de scientifique, mais en ma qualité de citoyen, en un citoyen éclairé, je l’espère. Je crois que ce que je connais en tant qu’économiste m’aide à former de meilleurs jugements sur certaines questions que je n’aurais sans cette connaissance. Mais fondamentalement, mon travail scientifique ne doit pas être jugé par mes activités en matière de politique publique. » (p. 90) Friedman avait auparavant noté : « Je veux parler du «travail scientifique» pour le distinguer de mes écrits pour le grand public avec Rose [Friedman]: Capitalism and Freedom, Free to Choose, and Tyranny of the Status Quo. » (p. 85)