Peu d’économistes prônent la décroissance économique. Mais qu’est-ce que cette théorie de la décroissance ? D’où vient-elle ? J’ai souvent l’impression que c’est un sujet à éviter. Être un économiste de la décroissance, c’est mal vu. Augmenter la production pour favoriser la croissance et ainsi augmenter le niveau de vie, c’est ce qu’on nous a appris à l’université après tout.
Théorisée en grande partie par l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen, dans son essai The Entropy Law and the Economic Process dans les années 1970, la théorie de la décroissance s’appuie sur différents constats pour appeler à la transformation des modes de production et de consommation. Pour cet auteur, les économistes ont oublié dans leurs modèles de prendre en compte les limites de la biosphère. Ils ont en particulier négligé le fait que rien ne se crée et que la production induit une dégradation inéluctable des matières utilisées.
La théorie de la décroissance est un concept tant économique que social et politique qui remet en cause l’idée selon laquelle l’augmentation des richesses conduit au bien-être de la société. On cherche donc à réduire la production de biens et de services dans l’objectif de préserver l’environnement. La croissance ne peut être infinie dans un monde fini. Pas fou comme idée!
Le système économique capitaliste comme nous le connaissons ne peut exister que par une utilisation intensive des ressources naturelles alors que l’épuisement de celles-ci est inévitable à plus ou moins long terme. Le secrétaire général de l’ONU sonnait l’alarme il y a quelques semaines. Selon les informations à sa disposition, il ne resterait que deux années avant que le monde n’atteigne le point de non-retour.
Les économistes de la décroissance réfutent la théorie du « découplage » selon laquelle, au-delà d’un certain niveau de richesse, le progrès technique permettrait de réduire les pressions exercées sur l’environnement. Un tel progrès permettrait de diminuer le capital naturel requis par unité de production, mais serait toujours compensé par une augmentation des quantités. C’est donc inévitablement la consommation qui doit diminuer. Un changement radical des mentalités et des comportements individuels et collectifs est nécessaire pour sortir de la dynamique de création infinie de besoins. Cette théorie est donc irréconciliable avec la théorie de croissance stationnaire communément appelée le « développement durable ».
Cette dernière théorie accepte l’idée selon laquelle il est possible de concilier croissance lente et transition écologique dans un cadre institutionnel viable à long terme. Le modèle macroéconomique de Peter Victor sur la décroissance soutenable est une bonne application de cette théorie. Dans ce modèle, la décroissance n’est seulement qu’une étape vers l’état stationnaire. Coûts croissants du carbone, système de droit d’émission globalement distribué et système d’échange international de permis d’émission sont les moyens préconisés pour atteindre l’état stationnaire. Cette approche permet d’obtenir une plus grande utilité de la production matérielle que les processus générant les coûts associés à la pollution et aux changements climatiques. Ce courant est évidemment plus modéré que le courant de la décroissance.
Le mot « décroissance » a bien fini par surgir cet été, mais pas dans la bouche des politiciens, comme le fait remarquer Josée Blanchette dans un article paru dans Le Devoir. Dans une lettre ouverte à l’intention des candidat-es de Maskinongé pour les élections provinciales, des citoyens somment les politiciens de cesser de parler de la croissance économique comme d’une panacée aux enjeux de la société et de mettre en œuvre des projets innovants qui appuient la création de « valeur verte ».
Il y a certes certaines initiatives qui voient le jour afin de changer nos modes de consommation. Je pense notamment au premier Festival de la décroissance qui se tiendra à Montréal le 6 octobre prochain, à l’établissement du Mouvement québécois pour une décroissance conviviale qui organise des activités de sensibilisation et de mobilisation, et à la mise sur pied d’initiatives citoyennes liées au « zéro déchet », mais la décroissance ne semble pas trouver un terreau fertile au sein de la classe politique. La question des changements climatiques semble presque absente de la campagne électorale en cours (à quelques exceptions près).
Mais quel rôle avons-nous à jouer en tant qu’économistes auprès des acteurs politiques ?
Nous qui possédons une place de choix auprès des différents gouvernements afin de les conseiller dans la planification, l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques, n’avons-nous pas un rôle important à jouer afin de prévenir une catastrophe climatique irréversible ? Y a-t-il beaucoup d’économistes qui, comme moi, sont mal à l’aise devant des prévisions économiques de 2 %, 3 % ou 4 % ? Je comprends qu’il est humain de faire l’autruche, mais 82 personnes sont mortes cet été au Québec à cause de la chaleur excessive. La fonte du pergélisol menace de libérer une énorme quantité de gaz à effet de serre, les espèces animales disparaissent les unes après les autres, et des scientifiques annoncent que, d’ici la fin du siècle, c’est la moitié de l’humanité qui peut disparaître ! Il y aura plus de morts que durant les deux guerres mondiales.
Je sens un malaise existentiel quand on parle de décroissance économique ? Est-ce qu’on enseigne les aspects théoriques de la décroissance dans les départements d’économie ? Je pense que oui, mais à quel point ces théories sont-elles en vogue dans le monde académique ? Yves-Marie Abraham mentionne dans un article paru dans La Presse qu’il prône la décroissance au sein de la très orthodoxe école des HEC et que cette position est certes inconfortable, mais le fait que ce discours puisse s’exprimer maintenant dans nos universités est un signe qu’il n’est plus réservé aux granos et aux écolos.
Un discours intéressant, mais qui a sûrement ses limites comme toute bonne théorie. Parce que même si j’y vois une logique indéniable, ça me semble assez difficile à mettre en pratique. Certes, une très grande partie de ce que nous consommons comme les montres intelligentes, les téléphones, les systèmes de climatisation ne sont pas des produits de consommation indispensables. Toutefois, tous sont en droit de les désirer et de s’en servir. Qui sera juge de ce qui est ou n’est pas utile ? Je vois une dérive dangereuse à l’horizon, à moins que toute la planète s’accorde pour retourner à un niveau de vie comparable à celui du Moyen-Âge.
Quand on sait que 60 % du PIB est attribuable à la consommation, on continuera longtemps à camper à la porte des IKEA de ce monde.
Une autre critique fréquemment adressée aux militants de la décroissance est leur manque de réalisme quant à la nécessité de la croissance. Le ralentissement de l’économie a malheureusement des effets néfastes immédiats sur le chômage et le financement des dépenses publiques, ce qui pénalise en premier lieu les plus pauvres. La réponse des militants est que la décroissance doit être programmée et volontaire. Pour diminuer la production sans trop de dommage, il faut que la consommation baisse et que chacun accepte de diminuer ses heures de travail pour éviter une hausse du chômage. Les militants de la décroissance soulignent en outre qu’une coopération internationale est nécessaire afin d’établir des règles communes. Il n’est pas envisageable de demander aux pays en développement d’arrêter de croître alors qu’ils consomment beaucoup moins de ressources par habitant que les pays développés, et que leur population ne peut pas répondre à ses besoins essentiels. C’est pourquoi ce serait d’abord aux pays les plus développés de baisser leur production.
Selon un article de Vincent Liegey dans la Revue francophone du développement durable, la décroissance est non seulement un projet, mais aussi une méthode pour répondre à la crise écologique et un chemin vers plus d’égalité et d’équité. Aussi, je crois sincèrement que les économistes doivent se pencher sur les actions à mettre en œuvre pour répondre plus efficacement et surtout plus rapidement aux défis causés par les changements climatiques. Les économistes de la décroissance y réfléchissent d’une façon certes différente, mais néanmoins prometteuse. Car malgré les limites de l’approche qu’ils préconisent, toute personne le moindrement sensée peut comprendre qu’il est impossible de répondre à des besoins illimités avec des ressources limitées. Cette idée n’est pas nouvelle; elle est presqu’aussi vieille que la science économique elle-même. Smith, Ricardo, Malthus expliquaient déjà à leur époque pourquoi ils pensaient qu’un jour la population humaine finirait par dépasser la capacité de la nature. John Stuart Mill, il y a 160 ans, espérait que pour le bien de la postérité ainsi que pour tout un ensemble de raisons sociales, économiques, environnementales et spirituelles, les êtres humains se contenteraient d’un état stationnaire bien avant que la nécessité ne les y oblige.
La décroissance dans sa version draconienne ou modérée nécessite des transformations profondes des systèmes économiques et des mentalités, et si les questions que cela soulève sont pertinentes, les réponses, elles, ne sont guère satisfaisantes jusqu’à maintenant compte tenu de l’état d’urgence où nous sommes aujourd’hui. Pas demain; aujourd’hui !