LES ÉCONOMISTES ET LA POLITIQUE

La science économique entretient une relation intense mais ambigüe avec le politique. Les premiers théoriciens de l’économie l’avaient bien perçu et c’est pourquoi ils prétendaient faire de l’économie politique. À ses premiers balbutiements, la science économique était aussi perçue comme un guide éthique pour les gouvernants. Adam Smith était un professeur de morale et de philosophie au moins aussi renommé de son vivant pour sa Théorie des sentiments moraux (1756) que pour ses Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Puis, les penseurs de la science économique ont voulu lui donner une certaine respectabilité en poursuivant l’idéal d’une science fondée sur la connaissance objective et en renonçant à toute volonté prescriptive. La science économique s’attacherait  à décrire ce qui est et à évoquer ce qui peut être mais laisserait aux gouvernants le soin de dire et de décider ce qui doit être. 

En pratique la séparation étanche entre la science et la politique s’est avérée difficile à respecter. Ne serait-ce que parce que ses modèles sont inspirés de visions particulières du comportement humain et de l’organisation sociale, la science économique est souvent perçue, selon le cas, comme l’alliée ou comme l’adversaire des gouvernements en place. Au fond, cela n’a rien d’étonnant. La mission de la science économique, soit l’allocation de ressources limitées à la satisfaction de besoins illimités, la positionne d’emblée dans le champ du politique puisque la tâche des gouvernements consiste précisément à arbitrer entre des besoins nombreux et souvent opposés des groupes variés qui composent la société.

On peut en déduire que la formation en science économique prépare bien à une carrière politique. De fait, plusieurs politiciens actuels ou récents ont une telle formation : Vladimir Poutine, Gordon Brown, Mario Monti, Dominique Strauss-Kahn… et Stephen Harper. Dans un contexte québécois, on pourrait citer Nicolas Marceau, Daniel Paillé, Mario Dumont, Michel Audet, Clément Gignac, Maxime Bernier, Jean-Martin Aussant, Pierre Paquette et Marcel Côté, entre autres [1]. Et en remontant un peu plus loin dans le temps, on relèvera encore les Jacques Parizeau, Rodrigue Tremblay, André Raynauld, Claude Forget, Rita Dionne-Marsolais et Yvan Loubier.

Dans le monde, environ 8% des politiciens auraient été formés comme économistes, soit une proportion un peu plus élevée que pour les médecins et les ingénieurs, mais nettement moindre que pour les militaires (11%), les gens d’affaires (16%) et surtout les avocats (19%)[2]. Fait à noter, la présence des économistes est beaucoup plus grande dans des pays comme le Brésil, l’Égypte, l’Inde ou la Corée du Sud qu’aux États-Unis. Dans ce dernier pays, les économistes sont à toutes fins pratiques absents de la scène politique, à l’exception notable du président Bartlett…de la série télévisée West Wing. Notons quand même que s’ils ne sont pas membres du Congrès, les économistes américains sont quand même près du pouvoir, tout au moins en ce qui concerne la politique économique. Il suffit de penser aux noms prestigieux qui ont siégé sur le Conseil économique du président ou qui ont dirigé la Federal Reserve.

Curieusement, quand c’est le cas, les politiciens font rarement état de leur formation économique. Peut-être sont-ils trop conscients des limites de cette science quand vient le temps de décider de l’affectation des fonds publics. La réalité est d’une complexité qui va bien au-delà de ce que peuvent appréhender les modèles théoriques. De toute façon, la politique a souvent ses raisons, comme l’impératif d’être réélu, que la raison ignore.

Plus révélatrices de cet osmose entre économie et politique sont les carrières de politiciens comme Bernard Landry, Robert Bourassa ou François Legault qui bien qu’étant formés comme avocat ou comptable ont fait  du développement économique un élément central de leur programme politique. Bourassa a même institué la création d’emplois comme élément obligé du programme électoral de tout politicien québécois alors que Bernard Landry a popularisé les notions de virage technologique et d’économie du savoir en plus de contribuer, par ses discours, à faire accepter l’Accord de libre échange avec les États-Unis.

Mais, quelle que soit leur formation académique, les politiciens aiment bien se réclamer du développement économique et faire miroiter la prospérité quitte à verser parfois dans un économisme un peu primaire. Depuis Jean Lesage, il n’est guère survenu de périodes au Québec où une large fraction de la classe politique n’ait plaidé pour des politiques économiques efficaces. La préoccupation pour l’économique se vend bien sur le marché politique et, dans le cas du Québec, elle peut servir de repoussoir commode aux sirènes de l’indépendance.

Ce billet est le 4e d’une série portant sur la profession d’économiste. Voir également sur Libres Échanges :

  • PROFESSION ÉCONOMISTE : UNE COMMUNAUTÉ ÉCLATÉE, 27 novembre 2013
  • DES PROFESSIONNELS MAL AIMÉS, 8 janvier 2014
  • LES ÉCONOMISTES SUR LA PLACE PUBLIQUE, 15 janvier 2014

[1] Dans un blogue le journaliste Gérald Filion a fait un inventaire plus complet de l’engagement politique des économistes au Québec. Les économistes et la politique en 2012, 31 août 2012,

[2] There was a lawyer, an engineer and a politician…, THE ECONOMIST, 18 avril 2009, . http://www.economist.com/node/13496638 .