L’article qui suit est le premier d’une série de trois portant sur les relations pouvant être établies entre la mondialisation et le marché de l’emploi. Ce premier article présente le point de vue du prix Nobel Michael Spence. Les articles subséquents porteront l’un sur les critiques de Richard Katz et Robert Z. Lawrence, et l’autre sur les enseignements pouvant être dégagés pour le Canada.
Le déclin relatif des États-Unis
Plusieurs indicateurs témoignent de l’ampleur des problèmes actuels de l’économie américaine[1] :
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le déclin de la part des États-Unis dans le PIB mondial de 30%, niveau atteint au milieu des années 1990, à 24% présentement;
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un déficit fiscal de 1,300 milliards$ i.e. de 9% du PIB américain, une dette nationale supérieure au PIB dont 80% est détenue à l’étranger;
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une réglementation inadéquate des marchés financiers;
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un marché immobilier qui tarde à se rétablir.
À cette liste, il faut ajouter qu’un travailleur sur 11 est en chômage (14 millions de chômeurs) et que les salaires des emplois trouvés après deux ans de chômage sont de 17% plus bas que ceux dans les emplois occupés précédemment[2]. De plus, une polarisation des emplois est observée: les emplois les plus qualifiés ont augmenté de 100% entre 1980 et 2009, les emplois moyennement qualifiés de 46% et les emplois peu qualifiés de 110%[3]. Par ailleurs, la situation européenne et la concurrence soutenue des pays du BRIC (on anticipe que le taux de croissance de la Chine sera de 8,5% en 2012) ne font que rendre plus difficiles les solutions aux problèmes américains.
De son côté, E.S. Phelps, prix Nobel de 2006, met en lumière la nature structurelle de la situation, le déclin dans l’emploi et les taux d’activité, les problèmes du secteur financier, la baisse du taux de change réel, les problèmes du secteur immobilier, le ralentissement de la productivité depuis 1973, l’effritement des emplois dans le secteur manufacturier depuis 1979, des recettes fiscales réduites et la situation de blocage qui existe dans le système politique[4].
Pour sa part, le McKinsey Quarterly de novembre 2011 présente des données sur les délais entre le retour du PIB à son maximum précédent et le moment où l’emploi retrouve son niveau maximum précédent aux É.-U. Ces délais étaient de 7 mois ou moins pour les reprises de 1948, 1953, 1957, 1960, 1973 et 1981, 15 mois pour la reprise de 1990, 39 mois pour la reprise de 200l et nous en sommes à 60 mois dans la reprise actuelle!
La thèse de Spence
Prix Nobel d’économie en 2001, Michael Spence met en lumière les effets de la mondialisation et de l’augmentation des disparités de revenus qui en découlerait en partie[5]. Des transactions internationales dont la valeur est de plus de 30% du PIB des États-Unis et le fait qu’au-delà de la moitié des revenus des 500 plus grandes compagnies établies aux États-Unis proviennent de leurs activités internationales, expliquent en partie l’importance que Spence donne aux effets de la mondialisation[6]. Il note que les changements technologiques et la réduction des coûts de transport et de transaction ainsi que les nouvelles méthodes de gestion, accompagnés de réductions tarifaires et de la diminution de divers obstacles aux relations commerciales, ont donné lieu à des taux de croissance de 7% à 10% dans 13 pays en voie de développement (PVD). Ainsi, la Chine a des taux de croissance de plus de 7% depuis 25 ans. Ces pays produisent maintenant des biens et services de haute valeur ajoutée (design, semi-conducteurs, produits pharmaceutiques, produits des technologies de l’information) qui n’étaient produits que dans les pays industrialisés il y a 30 ans[7] . Selon Spence, la relocalisation de segments des chaînes de valeur ajoutée vers ces pays ont affecté le prix des biens et services, la structure des emplois et les salaires partout dans le monde. Ces changements structurels ont pour effet de faire diverger la croissance et l’emploi aux États-Unis. L’emploi se développerait moins dans les secteurs en croissance que dans ceux à croissance lente, d’où des disparités accrues de revenu et d’emploi avec des effets bénéfiques pour les hautement scolarisés et négatifs pour les travailleurs moins scolarisés. Nous avons noté ce phénomène dans notre article du 14 novembre dernier.
Spence distingue entre les biens et services qui doivent être consommés sur le marché intérieur (le secteur «non échangeable») et les biens et services qui peuvent être consommés n’importe où, (le secteur «échangeable»). Il note que 98% des emplois créés aux É.-U. entre 1990 et 2008, soit 27 millions, l’ont été dans le secteur «non échangeable». Le secteur public et celui de la santé en sont les principaux employeurs et sont responsables de 40% de la création d’emploi. Spence note que l’emploi dans le secteur du commerce de détail, la construction, les hôtels et la restauration ont aussi contribué de façon importante à la création d’emploi du secteur «non échangeable». Pour la même période l’emploi dans le secteur secondaire, l’ingénierie et les services de consultation du secteur «échangeable», où l’on retrouve 34 millions d’emplois, n’aurait augmenté que de 600,000.
Les emplois à basse valeur ajoutée auraient été déplacés vers les pays en développement ce qui expliquerait le déclin de l’emploi dans le secteur secondaire exception faite de segments de haute valeur ajoutée i.e. les emplois dans l’ingénierie, le design et les technologies de l’information.
La croissance de la valeur ajoutée dans les secteurs «échangeable» et «non échangeable» a augmenté à un rythme semblable depuis 1990. Cependant, la productivité (mesurée par la valeur ajoutée par emploi) a augmenté de 12% dans le secteur «non échangeable» et de 52% dans le secteur «échangeable». Les revenus des travailleurs étant influencés en bonne partie par l’évolution de la valeur ajoutée par employé[8], il découle de ces changements que les revenus des travailleurs ont peu augmenté dans le secteur « non échangeable», les emplois que l’on y trouve faisant face de plus à une concurrence accrue des PVD. Les emplois et les revenus seraient en croissance et élevés pour les travailleurs scolarisés du secteur «échangeable» et en déclin dans le secteur « non échangeable», d’où des disparités de revenus croissantes. Tout en notant que les consommateurs profitent de prix plus bas du fait de la mondialisation, Spence met ainsi en lumière des effets négatifs sur la répartition des revenus qui risquent de durer.
Anticipant les critiques à venir, Spence note que les changements technologiques et l’automatisation de la production ont affecté les chaînes de valeur ajoutée dans nombre de secteurs dont le secteur secondaire mais il conclut que le changement technologique seul ne peut expliquer l’ampleur du déclin de l’emploi dans le secteur secondaire.
Il évoque aussi le rôle des firmes multinationales qui sont un joueur important dans le processus de relocalisation de segments à plus faible valeur ajoutée vers les PVD. Il note toutefois que ces changements ont contribué à la croissance et à la compétitivité des É.-U.
Les recommandations de Spence
Étant donné la disponibilité de main-d’œuvre hautement qualifiée aux É.-U., Spence propose de mettre l’emphase sur l’augmentation de la productivité et sur l’établissement de salaires «compétitifs» dans certains segments de la chaîne de valeur ajoutée du secteur secondaire. Il s’agirait d’un effort impliquant de nécessité les syndicats, les employeurs et le gouvernement. Il souligne l’expérience de l’Allemagne où, pour sauvegarder le secteur secondaire de haute technologie, on a combattu les rigidités du marché du travail et privilégié la création d’emplois plutôt que la croissance des revenus.
Spence prône une stratégie axée sur la création d’emplois dans les segments à haute valeur ajoutée pour la main-d’œuvre hautement qualifiée du secteur «échangeable» et , soulignons le, des investissements en technologie visant à augmenter l’emploi de travailleurs autres que ceux au niveau le plus élevé ce qui pourrait contribuer à une redistribution plus équitable des revenus. Il signale la difficulté actuelle d’investir dans le capital humain, la technologie et les infrastructures étant donné l’importance des déficits publics.
Spence conclut que la création d’emplois dans le secteur «non échangeable» sera limitée à l’avenir étant donné les pressions protectionnistes présentes, la situation budgétaire difficile, l’augmentation rapide des coûts de santé, la lenteur de la reprise, la situation européenne et la faiblesse de la demande intérieure américaine.
Il appelle aussi une réforme de la fiscalité pour la simplifier et la reconfigurer en vue de promouvoir la compétitivité, l’investissement et l’emploi. Il recommande en outre la diminution du taux d’impôt sur les entreprises américaine pour favoriser leurs activités aux É.-U.. Il semble accepter que l’on répète l’expérience du rapatriement des liquidités importantes dont celles-ci disposent à l’étranger, même si cette mesure n’aurait pas eu les effets positifs anticipés sur l’emploi lors de son application dans les années 1980. Les sommes rapatriées avaient alors été largement affectées au versement de dividendes et à des rémunérations plus élevées pour les dirigeants. Il suggère en outre que la diminution des revenus provenant de l’impôt sur les entreprises soit compensée par des taxes sur les dépenses, proposition qui nous semble appropriée.
Spence est également en faveur de mesures visant à faciliter l’adaptation aux effets de la mondialisation. À cet effet, il se prononce contre des coupures importantes de dépenses publiques et suggère d’y aller lentement dans la stabilisation de la situation fiscale américaine. Pour lui, l’optimum à moyen terme serait de réduire la consommation et de favoriser les investissements en capital humain.
[1] C. SHULONG «Is America Declining», site internet Brookings, le 19 novembre 2011.
[2] M. GREENSTONE et A. LOONEY, «Unemployment and Earnings Losses : a look at the long term impacts of the Great Recession on American workers», Brookings, Hamilton Project, le 15 novembre 2011.
[3] J.R. ABEL et R. DETLZ, « Job Polarization in the U.S: a Widening Gap and Shrinking Middle», Federal Reserve Bank of New York, le 21 novembre 2011.
[4] E.S. PHELPS, «True and False Lessons Drawn from the Structural Slump», Council of Foreign Relations, site web, le 21 novembre 2011.
[5] M. SPENCE, «The Impact of Globalization on Income and Employment, The Downside of Integrating Markets», Foreign Affairs, July/August 2011, Ppt et video du 10 novembre 2011 présentés sur le site State and Local Officials Bulletin du Council on Foreign Relations et R. KATZ, R. Z. LAWRENCE et MICHAEL SPENCE, «Manufacturing Globalization», Foreign Affairs, novembre-décembre 2011, pp. 166-174.
[6] Données présentées par C.F. BERGSTEN, du Peterson Institute for International Economics dans «The U.S. in the World Economy», août, 2011.
[7]Pour une analyse de la nature, des effets, des avantages, des désavantages et de l’ampleur de l’externalisation, voir E. NYAHOHO et P.P.PROULX, «Le commerce international», Chapitre 7,4 : «L’externalisation de la production de biens et services», 4e édition, Presses de l’Université du Québec, 2011.
[8]Spence note qu’il en n’est pas ainsi dans le secteur minier et les utilities, secteurs plus intensifs en capital