Selon l’idée centrale de la science économique, le système de sanctions et de récompenses influence appréciablement l’affectation des ressources dans l’économie. Cette proposition ne s’appliquerait-elle pas au monde intellectuel, au choix des idées et au travail des économistes ? Tout ce beau monde réussirait-il à adapter leurs réflexions à leurs propres intérêts ?
Pour essayer d’y répondre, il s’agit de regarder sommairement le monde universitaire et ceux du choix des experts et de la bureaucratie publique.
Le monde universitaire
Dans l’univers des idées, l’université a une place de choix. Qu’en est-il de la dynamique de l’institution, du choix des domaines de recherche et des lieux de publication ? L’institution se caractérise par la dépréciation des études de premier cycle qui reflète les incitations qu’affronte l’universitaire dans un monde de plus en plus spécialisé. S’il est un excellent communicateur et intégrateur des connaissances, sa réputation demeure locale, limitée aux étudiants de son unité. De son côté, le chercheur vise la reconnaissance des membres de sa discipline et reçoit les nombreuses décharges d’enseignement à l’intérieur de son université. La promotion dépend des activités de recherche et l’inflation des notes achète la paix avec les étudiants de premier cycle.
Les choix des sujets de recherche des universitaires répondent aux incitations. D’un côté, il y a les sources de financement privilégiant des secteurs de recherche. Les crises pétrolières des années soixante-dix donnèrent la priorité aux études sur l’énergie et les ressources naturelles. Aujourd’hui, c’est la manne reliée au concept peu précis de ‘développement durable’ et à sa promotion. [i]
De plus, dans le choix de leurs travaux, les universitaires pensent à leur avancement en privilégiant les sujets propices à des publications rapides. Un exemple d’une question négligée par les économistes universitaires est celui de la précision des données. Les longues séries chronologiques sont très utilisées mais peu analysées relativement à leur réelle valeur et à leur précision. Ce travail s’apparente à une forme de bien public, soit un travail de moine, peu propice à de rapides publications.
Les économistes universitaires canadiens publient-ils sur des sujets relatifs au Canada ou recherchent-ils un plus grand marché ? Voici la conclusion d’une récente étude :
Nos résultats appuient dans une certaine mesure l’hypothèse d’Anthony Scott (1993), selon laquelle les économistes ne publient sur des sujets relatifs au Canada que quand leur carrière est bien avancée; nous notons également que l’intérêt pour des articles traitant du contexte canadien a diminué parmi les plus jeunes professeurs (engagés depuis les années 1990) et parmi ceux des meilleures facultés canadiennes… La diminution du nombre d’articles traitant de sujets relatifs au Canada et présentés aux deux grandes revues canadiennes semble avoir été accentuée par des décisions qu’ont prises récemment des facultés afin d’engager et de retenir des professeurs dans le but d’améliorer leur cote grâce à des articles publiés dans les meilleures revues universitaires. (Simpson et Emery 2012 : 445)
Une sélection adverse en sciences sociales
Daniel Patrick Moynihan, qui fut un bon social scientist, a cherché à expliquer le biais réformateur des personnes attirées par les sciences sociales.
… la science sociale est rarement impartiale et les chercheurs en sciences sociales sont souvent pris dans la politique que leur travail implique nécessairement. Les sciences sociales sont, et ont toujours été, très impliquées dans la résolution de problèmes et, alors qu’il y a beaucoup d’efforts pour dissimuler cela, l’affirmation selon laquelle il existe un «problème» est habituellement une déclaration politique qui implique une proposition quant à savoir qui devrait faire quoi pour (ou vers) qui ….En outre, il existe un biais social et politique distinct parmi les chercheurs en sciences sociales … Il a tout à voir, on s’en doute, avec l’orientation de la discipline vers l’avenir: elle attire des personnes dont les intérêts sont à façonner l’avenir plutôt que de préserver le passé. En tout état de cause, l’orientation «libérale» prononcée de la sociologie, la psychologie, les sciences politiques, et des domaines similaires est bien établie. (Moynihan 1979 : 19-20)
Le domaine des communications mérite surement d’être ajouté à cette liste. De plus, l’État est un grand employeur de ces disciplines, directement ou indirectement.
Les idées dans l’administration publique
Qu’en est-il maintenant du choix des idées dans l’administration publique ? Il y a plusieurs années, un économiste chevronné canadien me faisait la remarque suivante : « Les documents gouvernementaux sont intéressants pour l’information contenue dans les tableaux et les figures mais non pour l’analyse.» Cette dernière implique trop de risque en raison des possibilités non-négligeables de se tromper.
Regardons deux aspects de l’administration publique, soit le recours aux experts et les biais des bureaux sectoriels. George J. Stigler, prix Nobel d’économique de 1982, a synthétisé sa pensée sur le recours aux experts en deux phrases :
… les experts sont choisis par les parties intéressées… Je conclus – peut-être que je suis le seul à conclure – que lorsque l’économiste va à Washington, il ne mérite pas plus de crédibilité, et non moins, que toute autre nomination politique, et il est modérément trompeur de s’adresser à lui en tant que docteur ou professeur. (Stigler 1988 : 129 et 135-136)
L’administration publique comprend de nombreux bureaux qui, d’une façon bien légitime, font la promotion des intérêts de leurs secteurs. Le cas imaginaire suivant est-il si irréaliste ? Un spécialiste en évaluation gagne un concours d’emploi au ministère de l’Agriculture. Son premier travail conclut qu’un programme existant depuis plusieurs années n’est pas rentable pour la société et il suggère son abolition. Une deuxième étude sur un autre programme aboutit à des conclusions similaires. Ses patrons lui confieront-ils une troisième étude ? Lui reprocheront-ils une perspective trop étroite qui sous-évalue les bienfaits de l’agriculture ou de la ruralité ?
Si ce spécialiste quitte le ministère pour un poste à l’Institut national de la santé publique du Québec, sera-t-il mieux reçu si ses évaluations vont contre la «pensée» de son employeur ? Ne ferait-il pas mieux de devenir moins puriste et de s’adapter à l’idéologie et aux préjugés de son milieu de travail ? [ii] La prévention est-elle toujours un investissement rentable ?
Conclusion
Le sujet du marché des idées mérite un meilleur approfondissement. Ce marché implique différentes personnes et institutions en concurrence.
Toutefois, il faut bien prendre conscience que nos idées dépendent en bonne partie du chapeau que nous portons.
Bibliographie
Moynihan, D. P. 1979. « Social Science and the Courts », The Public Interest, 54: 12-21. (disponible à http://www.nationalaffairs.com/public_interest/detail/social-science-and-the-courts )
Saint-Cyr, M. 2012. « Du renfort en enseignement de l’agroéconomie », Contact. 26 (3) : 36. (disponible à http://www.contact.ulaval.ca/articles/renfort-enseignement-agroeconomie-2439.html )
Simpson, W. et H. Emery. 2012. « Canadian Economics in Decline: Implications for Canada’s Economic Journals », Canadian Public Policy. 38 (4): 445-470.
Stigler, G. J. 1988. Memoirs of an Unregulated Economist. New York NY: Basic Books.
[i] À titre d’information, voici un extrait récent de la revue Contact publiée par l’Université Laval :
La Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation a établi, au fil des ans, une fructueuse collaboration avec l’Union des producteurs agricoles (UPA) et ses groupes spécialisés. Aujourd’hui, cette collaboration prend la forme d’un soutien financier de l’ordre de 300 000$ de l’UPA pour la création de la Chaire de leadership en enseignement (CLE) de la mise en marché collective des produits agricoles… L’UPA et ses groupes spécialisés n’en sont pas à leur premier partenariat avec l’Université Laval. En 2003, ils ont contribué à la création d’une autre chaire, soit la Chaire d’analyse de la politique agricole et de la mise en marché collective, dotée d’un fonds capitalisé de 1,5 M$. (Saint-Cyr 2012 : 36)
[ii] À ce sujet, il serait pertinent d’étudier l’agir de l’Institut national de la santé publique du Québec lors de l’épidémie du C difficile au cours des années 2 000. Quels intérêts furent priorisés par cet organisme ?