Le premier des huit volumes du Budget des dépenses 2019-2020 du Gouvernement du Québec s’intitule Stratégie de gestion des dépenses. Agir selon vos priorités. Ce document inclut une section de cinq pages (p. 21 à 25) portant sur « La performance de l’administration gouvernementale ». On vise « à optimiser la performance des ministères et des organismes publics par l’application d’un cadre de gestion axé sur les résultats. »
Ce billet se veut une réflexion sur le plan d’action proposé pour soutenir la performance de l’administration. Le point central se résume ainsi : dans la pratique, les réformes ne fonctionnent presque jamais conformément à la forme idéalisée dans le plan.
La stratégie gouvernementale
Le gouvernement propose une stratégie qui apparaît, du moins de prime abord, rationnelle et fondée. Elle comprend trois thèmes : planification stratégique, indicateurs de performance et évaluation ou révision de programmes. En somme, le gouvernement suit une logique bien établie pour éviter le gaspillage : la nécessité d’un plan d’action déterminée ou explicite, l’exigence d’indicateurs valables de suivi ou d’un tableau de bord pertinent et enfin une volonté de s’ajuster avec une révision de programmes.
Peut-on s’objecter à une démarche aussi cohérente ? Dans l’abstrait, non. On peut toutefois se questionner sur ses chances de réussite, et sur les raisons de ses défaillances probables. Le monde réel est rempli d’embuches et d’imprévus. Comment la stratégie gouvernementale tient-elle compte des frictions du monde réel ?
Les frictions du monde réel
Le cadre de gestion proposé par le gouvernement se situe dans une démarche courante des processus de décisions centralisées. L’administration centrale exprime une volonté de concevoir des programmes efficaces avec l’engagement de prendre les moyens d’y arriver et de se doter d’instruments pour se croire très bien informé. Les faiblesses ou lacunes de la stratégie de gestion du Conseil du trésor sont principalement le reflet des limites des processus centralisés. Illustrons-les pour chacun des trois thèmes.
1 – Les limites de la planification stratégique
Il est important de connaître la situation de départ, où on veut aller et comment s’y rendre. C’est la fonction de la planification stratégique. Elle s’apparente à une carte routière. Mais peut-elle jouer ce rôle ?
Les deux mots font appel à des mondes différents. La planification relève du domaine du connaître, malheureusement souvent à un niveau éloigné du terrain. Le côté stratégique concerne l’agir dans l’incertitude avec l’obligation d’agréger ou de synthétiser une multitude d’aspects. Comment cette réconciliation se fait-elle dans un monde turbulent et rempli d’imprévus ? Comment peut-on élaborer une stratégie qui tienne compte des différents problèmes de transition ?
Une façon d’appréhender les limites de la planification stratégique est d’essayer d’en concevoir l’application dans les importants et si compliqués secteurs de l’éducation et de la santé. Même un expert reconnu, mais toutefois critique, de la planification stratégique avec son livre Grandeur et décadence de la planification stratégique, Henry Mintzberg a évité dans un récent volume sur le secteur de la santé de traiter de la question fondamentale suivante : par la présence d’un système à payeur unique pour les services hospitaliers et médicaux, comment peut-on réconcilier des décisions déconcentrées ou décentralisées administrativement avec un financement centralisé ? La question est d’autant plus pertinente que la simple manchette concernant un incident malheureux dans un hôpital provoquera le même jour une intervention musclée à l’Assemblée nationale.
De plus, selon le texte du Conseil du trésor, « la période couverte par les plans stratégiques des ministères sera graduellement arrimée avec le cycle électoral. » C’est un horizon limité qui pose des risques importants de contamination du processus par les considérations électoralistes d’un gouvernement qui, en toute légitimité, souhaite être réélu.
La planification stratégique des administrations publiques offre habituellement au public des documents de bonne présentation, mais avec une absence de choix explicites. Tout devient prioritaire à différents degrés. Ils s’apparentent à des produits promotionnels accompagnés de tableaux et figures qui leur donnent une apparence plus scientifique. Peut-il en être autrement avec une échéance électorale ?
2 – Les limites des indicateurs de performance
Comment un économiste peut-il s’opposer ou remettre en question l’utilisation des indicateurs de performance ? N’a-t-il pas un biais favorable à la mesure ? Il demeure toutefois profitable de connaître le contenu d’une position contraire.
Un historien, Jerry Muller a récemment publié un livre, The Tyranny of Metrics dont voici un extrait :
Les éléments clés de la fixation sur les indicateurs sont :
• la conviction qu’il est possible et souhaitable de remplacer le jugement, acquis par l’expérience personnelle et le talent, par des indicateurs numériques de performance comparée basés sur des données normalisées (métriques) ;
• la conviction que la publication (transparente) de tels paramètres garantit que les institutions atteignent réellement leurs objectifs (responsabilité) ;
• la conviction que le meilleur moyen de motiver les employés de ces organisations consiste à attribuer des récompenses et des pénalités à leurs performances mesurées, des récompenses monétaires (rémunération au rendement) ou à la réputation (classements). (Muller, 2018 : 18) [Traduction libre]
Ce livre a le mérite d’offrir une multitude de cas référant à plusieurs secteurs où le recours à des indicateurs de performance a eu un impact non attendu. Les limites des indicateurs de performance proviennent de différentes sources : indicateurs partiels, limités seulement à quelques aspects des objectifs visés, sans tenir compte de la distinction entre bien intermédiaire et bien final des services publics, orientés vers le facilement quantifiable en tenant peu compte de la qualité et des différents environnements, sans oublier les erreurs, volontaires ou non, de mesure.
Dans un modèle d’agence, les paramètres fixés par le principal deviennent les préoccupations prioritaires des agents. Si le gouvernement finance les institutions post-secondaires sur la base du nombre total des étudiants, ces dernières priorisent ce nombre facilement quantifiable au prix de sacrifier la qualité des formations qui est difficilement objectivable. Elles peuvent même « gonfler les stats ».
3 – Les limites de l’évaluation de programme
Encore ici, il y a d’importantes limites au recours à l’évaluation de programme. Ce sujet a déjà fait l’objet d’un billet intitulé Des rapports sur l’évaluation des programmes jetés à la corbeille ? Je reprends la conclusion du texte.
Comme l’affirmait le lauréat du prix Nobel Thomas Sargent dans une brève synthèse sur l’enseignement de la science économique :
En économie comme dans un jeu, les gens sont, en équilibre, satisfaits de leurs choix. C’est pourquoi il est difficile pour les autres personnes bien intentionnées de changer les choses pour le meilleur et pour le pire.
La situation est semblable dans le domaine politique. La structure des programmes reflète les forces ou les intérêts en présence. Cette structure n’est pas immuable, mais toute modification présuppose un important changement de ces forces dans la société.
C’est une réalité à laquelle sont confrontés immanquablement les différents groupes de travail sur la révision des programmes.
Conclusion
Le Conseil du trésor a proposé un plan d’action rationnel pour éviter le gaspillage : la nécessité d’un plan d’action explicite, l’exigence d’indicateurs valables de suivi et enfin une volonté de s’ajuster en recourant à une révision de programmes. C’est la logique bien établie du cadre de décisions centralisées.
Cette logique oublie les multiples imperfections du monde réel et donne rarement les effets escomptés. Elle demeure toutefois inhérente aux processus des décisions centralisées.
Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Durant les années soixante, cette logique se nommait la Rationalisation des choix budgétaires suivant le Planning Programming Budget System (PPBS) popularisé aux États-Unis. Elle eut aussi ses adeptes au Gouvernement du Québec. N’ayant pas donné les effets escomptés, elle fut progressivement abandonnée.