Les limites de l’approche marginaliste des prix

Hypothèse centrale de l’économie orthodoxe, le principe de l’offre et la demande ne serait pourtant qu’un élément parmi d’autres à considérer pour comprendre comment sont déterminés les prix dans les marchés des biens et services. Au contraire, les entreprises jouent un rôle déterminant dans la fixation des prix. Ce troisième billet traitant de l’approche postkeynésienne abordera les lacunes des théories marginalistes des prix et de l’entreprise.


Problèmes de la théorie marginaliste de l’entreprise et des prix

La théorie marginaliste est assez simple : pour l’entreprise, point de stratégie, de décision ni même de risques ne sont nécessaire puisque les prix lui dictent son comportement. Les entreprises concurrentielles déterminent les quantités de biens et services à produire en fonction de leurs coûts marginaux et des prix du marché. Pour l’entreprise en situation oligopolistique, deux petites règles dictent ses actions : équilibrer les revenus marginaux aux coûts marginaux et vendre ses produits tant qu’il y aura de la demande. Dans les deux cas, les prix équilibrent le marché de façon optimale. Tout ce qui est produit trouve preneur et les prix reflètent leur rareté. Puisque les prix augmentent lorsque la demande augmente, les rendements sont décroissants. Une augmentation de la production génère une hausse du coût marginal, d’où les prix plus élevés. (Lavoie, 2001, p. 21)

La théorie orthodoxe (marginaliste) des prix fait l’hypothèse que les coûts marginaux de production d’une entreprise sont croissants à court terme (leur coût par unité produite augmenterait pour chaque unité additionnelle), résultat du « montant » fixe de capital (et des terres). Ce traitement homogène du capital porte en lui plusieurs problèmes. Par exemple, si quatre personnes utilisent quatre haches pour couper des arbres, l’emploi d’une cinquième personne transformerait les quatre haches en cinq haches plus petites et moins efficaces. Or, le capital employé doit être conséquemment augmenté si le nombre de travailleurs augmente, forçant l’utilisation de capital non utilisé ou l’achat de capital supplémentaire (ici, l’achat d’une hache additionnelle).

Cette hypothèse pose problème lorsqu’une économie comprend plusieurs industries différentes (donc du capital qui n’est pas interchangeable d’une industrie à l’autre); le capital n’est pas une pâte à modeler, bien que cette approche soit tentante pour modéliser son utilisation. En effet, les travailleurs et le capital sont le plus souvent utilisés conjointement; un cuisinier sans un four ou un chauffeur de taxi sans véhicule est de peu d’utilité. C’est pourquoi les entreprises prévoient le maintien d’une capacité de production excédentaire s’il leur faut augmenter la production à court terme, une marge de manœuvre essentielle pour qu’une entreprise puisse survire dans une économie moderne.

Dans notre dernier billet, nous avons vu qu’au Québec le taux de capacité d’utilisation (décrit par Statistique Canada comme étant « le ratio entre la production réelle et la production théorique ») variait entre 70 % et 90 % entre 1987 et 2013, plutôt que 100 % (Statistique Canada). Lorsque cette capacité productive se rapproche du niveau d’utilisation maximale, les entreprises bonifieront leur capacité productive, afin de garder leur marge de manœuvre. Les entreprises ont donc des rendements d’échelle constants ou croissants, plutôt que des rendements décroissants.

Coûts de production constants ou déclinants : constats de la littérature

L’hypothèse des rendements constants ou croissants trouve un support important dans la littérature. Steve Keen (2010) a répertorié 150 enquêtes empiriques où les entreprises rapportaient en grande majorité des coûts de production constants ou déclinants. Blinder et al. (2001) ont mené une enquête similaire auprès de 200 entreprises aux États-Unis, représentatives au niveau de la structure industrielle américaine. L’étude rapporte que 89 % des répondants ont indiqué que leurs coûts variables moyens ont soit décliné, soit sont restés constants lorsque la production a augmenté. Seulement 2 % des entreprises sondées ont rapporté une combinaison de courbes de demande élastiques et des coûts marginaux croissants, deux prémisses centrales aux théories marginalistes des prix et de l’entreprise.

D’ailleurs, plus de 50 % des entreprises interrogées indiquaient qu’ils n’augmentaient pas leurs prix lorsque la demande augmentait, de peur de froisser et perdre des clients. Ces entreprises ne maximisent donc pas leurs profits. Selon Downward et Lee (2001), les résultats empiriques de cette étude confortaient plutôt les théories postkeynésiennes des prix et de l’entreprise, que nous aborderons dans le prochain billet.