Comme vous le savez tous, les taux d’intérêt à long terme sont très bas depuis plusieurs années à cause des politique monétaires très expansionnistes qui ont été mises en place dans les pays industrialisés suite à la forte récession puis à la lente reprise économique qui ont suivi la crise financière de 2008. Pour les épargnants et leurs caisses de retraite, c’est une période difficile, marquée par de faibles taux moyens de rendement. Nous nous demandons tous si un jour les taux de rendement à long terme reviendront aux taux observés avant la crise financière. Reverrons-nous des taux de rendement réel à long terme entre 2% et 4% sans avoir à prendre des risques importants?
Pour tenter de répondre à cette question[1], j’utiliserai un graphique (figure 1) qui porte sur l’évolution du taux sur les obligations à dix ans émises par le Trésor des États-Unis. C’est un actif avec un risque minimum et une composante de base de la structure de taux d’intérêt des pays industrialisés. Le graphique illustre l’évolution de trois variables : le taux nominal, le taux d’inflation attendu (taux croissance moyen de l’IPC sur les trois dernières périodes de 12 mois) et la différence entre ces deux variables, soit une approximation des attentes à l’endroit du taux réel d’intérêt.
Figure 1
TAUX D’INTÉRÊT SUR LES OBLIGATIONS À 10 ANS DU GOUVERNEMENT DES ÉTATS-UNIS
Source: Réserve fédérale des États-Unis ( http://1.usa.gov/3u1blh )
La remontée s’amorce
Comme le prédisent plusieurs économistes et analystes financiers, il est fort probable que les taux d’intérêt remontent au fur et à mesure que l’économie des pays industrialisés reprendra de la vigueur et que les politiques monétaires deviendront moins accommodantes et plus neutres. Aux États-Unis, la Réserve fédérale a annoncé récemment qu’elle devrait sous peu réduire graduellement ses ajustements quantitatifs (achats d’actifs). Cette annonce a eu pour effet de pousser à la hausse les taux à long terme même si la hausse du taux directeur de la Réserve fédérale prendra encore plusieurs mois avant de s’amorcer. Ainsi, le taux nominal sur les obligations du gouvernement américain à dix ans qui a atteint un creux proche de 1,5% en juillet 2012 et qui a remonté très graduellement pour atteindre 2% en mai 2013 a bondi à 2,7 % suite à cette annonce. Avec des attentes inflationnistes relativement stables autour de 2% par année, cela impliquerait que le taux réel serait passé de -0,5% à 0,7%. Cependant, on est encore bien en bas du taux réel de 1,5% à 2% observé avant la crise financière.
Jusqu’où les taux monteront-ils?
Dans les deux décennies précédant la crise financière de 2008, le taux nominal a chuté de près de quatre points de pourcentage, passant d’environ 8% à 4 % par année. Cette baisse est en partie reliée au fait que le taux d’inflation a, pour sa part, chuté de deux points de pourcentage passant d’environ 4 % à 2% par année. Ceci implique que le taux réel a baissé de deux points de pourcentage, soit de 4% à 2%. Dans le cas des obligations à 30 ans, on note aussi une baisse d’environ deux points de pourcentage durant ces deux décennies, le taux chutant de 5% à 3%.
Comme le démontrent certains travaux de recherche, ces baisses seraient en partie dues au fait que la Réserve fédérale, comme de nombreuses autres banques centrales, contrôle mieux sa cible d’inflation et réussit mieux que par le passé à réduire la volatilité du taux d’inflation sur un horizon de moyen terme. Cette réussite réduirait la prime de risque que demandent les détenteurs des obligations. Il y a cependant des raisons beaucoup plus profondes qui expliquent cette baisse des taux d’intérêt réel à long terme et qui pourraient même impliquer que celle-ci se poursuive pendant quelques temps encore. Pour les plus optimistes, ces raisons pourraient faire en sorte que la pression à la baisse sur les taux d’intérêt à long terme ne se renversera pas et que, au maximum, ces taux avoisineront les niveaux observés avant la crise financière.
Raisons pour avoir dans le futur des taux à long terme relativement bas
Deux ensembles d’arguments favorisant la persistance dans le futur de bas taux réels d’intérêt à long terme.
- Plus faible croissance économique
In the longer term, real interest rates are determined primarily by nonmonetary factors, such as the expected return to capital investments, which in turn is closely related to the underlying strength of the economy. Ben S. Bernanke, March 1, 2013
Le taux de croissance du PIB des pays de l’OCDE devrait être plus faible que par le passé (avant la crise financière) compte tenu du ralentissement du taux de croissance du bassin potentiel de travailleurs et de la possibilité d’un taux de croissance plus faible de la productivité. Le graphique (figure 2) et le tableau qui suivent illustrent ce point à partir de données canadiennes.
Il est intéressant de rappeler que, au début des années 1990, la plupart des prévisionnistes s’attendaient pour les deux décennies suivantes à un taux de croissance de la productivité et à un taux de rendement réel nettement plus élevé que ce qu’on a observé[2].
Figure 2
Croissance tendancielle du facteur travail et population en âge de travailler (%)
Source : Banque du Canada
Tableau 1
Croissance du travail, de la productivité et du PIB
Source : Directeur parlementaire du budget, Rapport sur la viabilité financière, 2011.
- La situation que nous vivons depuis la crise financière de 2008 se caractérise également à la fois par une baisse du niveau du PIB potentiel et une hausse très importante de l’endettement des gouvernements de nombreux pays.
Figure 3
Évolution à long terme du PIB réel des États-Unis
Source : Voir à la page 81 de l’Economic Report of the President, 2013,
http://www.nber.org/erp/2013_economic_report_of_the_president.pdf
Il y aurait, selon moi, une déconnexion entre les passifs financiers et les capacités de production dans le secteur réel de ces pays. Ce phénomène est amplifié par un important déséquilibre entre l’épargne provenant principalement de pays émergents et la hausse de l’endettement des pays de l’OCDE. De nombreux pays de l’OCDE, notamment des pays de l’Europe, devront passer à travers un long et difficile processus d’ajustement pour accroître leur compétitivité. Cela exigera le délestage d’activités dans certains secteurs de production et le développement d’autres activités dans d’autres secteurs. Ces pays devront faire ses ajustements dans un environnement marqué par un haut niveau de concurrence internationale, par la méfiance des marchés financiers à leur égard et par un vieillissement rapide de leur population. À ceci s’ajoute le besoin des ménages d’accroître leur épargne pour effacer le plus possible les pertes subies durant la crise financière et durant la lente reprise qui a suivi.
Ainsi, l’OCDE projette pour ses pays membres un taux de croissance moyen d’ici 2030 de près de 2%. Cette projection n’inclut pas des éventualités telles que l’expulsion de pays de la zone euro ou l’effondrement de la valeur de la dette de certains de ces pays. De tels incidents feraient en sorte que la situation économique et financière de plusieurs pays ne progresserait pas au rythme prévu par les projections.
Conclusions
Je ne crois pas que les taux d’intérêt vont revenir bientôt à la moyenne observée dans les décennies précédant la dernière crise financière ou même pour un bon bout de temps à des taux supérieurs à cette moyenne, tout simplement parce qu’il ont été bas pendant près d’une décennie. Je ne pense pas que le retour à une moyenne passée («mean reversion») soit une règle immuable. Les facteurs qui ont produit cette moyenne ne seront pas réunis dans le futur. On n’a qu’à penser à l’ampleur sans précédent du choc du vieillissement de la population pour les pays développés. Même chose pour la mondialisation des marchés et l’intensité de la concurrence sur la scène internationale.
Je ne crois pas davantage que la crise dont nous subissons encore les effets n’est qu’un accident qui est survenu dans le monde financier et que, une fois la confiance revenue, tout va revenir comme avant. Je pense plutôt que cette crise reflète de sérieuses difficultés dans le secteur réel des pays développés. L’existence durant de nombreuses années avant la crise de profonds déséquilibres entre l’épargne et l’investissement au niveau mondial en est un exemple. La lente sortie de crise illustre bien la nécessité de faire des ajustements importants dans le secteur réel de ces pays. Cela prendra du temps.
Finalement, je pense qu’il y a une relation, une espèce de règle d’or, entre le taux de croissance de l’économie et le taux de rendement réel à long terme: un taux de croissance moindre impliquera un taux d’intérêt réel moindre. Et ce n’est pas en émettant de tonnes de liquidités dans les marchés que cela solutionnera les difficultés de l’économie réelle. Tout au plus, cela donnera plus de temps pour faire les ajustements nécessaires dans l’économie réelle.
[1] Le présent texte s’inspire de trois présentations PowerPoint dont deux ont été utilisées par Jean-Pierre Aubry (http://w1p.fr/125352 ) et Peter Dungan de l’Université de Toronto (http://w1p.fr/125353 ) lors d’un colloque organisé par l’Actuaire en chef du Canada en septembre 2012, et la troisième utilisée par Jean-Pierre Aubry lors du Congrès 2013 de l’Association canadienne d’économique (ACE) (http://economics.ca/2013/papers/AJ0034-1.pdf ). Un grand merci à Jean-Michel Cousineau et Jean-Claude Cloutier pour leurs commentaires sur les versions précédentes de ce texte.
[2] À ce sujet, voir la présentation de Peter Dungan mentionnée à la note 1.