En cinquante ans, la part des dépenses de santé dans l’économie canadienne a plus que doublé : en 1960, elles représentaient 5,6 pour cent de la production contre une donnée de 11,9 pour cent pour 2009. Cette croissance soutenue suscite beaucoup d’appréhension; les dépenses de santé sont perçues comme incontrôlées. Comme elles sont financées à soixante-dix pour cent par le secteur public, elles s’accaparent une importante et croissante part du budget des administrations en laissant moins d’espace pour les autres «priorités» telles l’éducation, les infrastructures et la recherche.
L’expansion des dépenses de santé dans l’économie est généralement dénoncée comme une crise majeure : cette tendance ne saurait durer sans hypothéquer les prochaines décennies. Or, cette expansion peut être jugée comme un phénomène normal.
Une perspective de longue période aide en effet à mieux comprendre les phénomènes. C’est l’apport de Robert W. Fogel, économiste-historien qui est le codétenteur du prix Nobel d’économique de 1993. Dans son livre The Fourth GreatAwakening and the Future of Egalitarism, il compare pour les années 1875 et 1995 la distribution de la « consommation élargie » (tableau 1). Qu’inclut ce concept de consommation élargie ? C’est la somme des dépenses conventionnelles de consommation et d’une imputation de la valeur du temps de loisirs qui s’est accru au cours des décennies.
Tableau 1
États-Unis – Tendance à long terme dans la structure de consommation élargie* et élasticité-revenu de différentes catégories de consommation
Catégories |
Distribution |
Élasticité-revenu | |
1875 |
1995 | ||
Alimentation |
49 |
5 |
0,2 |
Vêtement |
12 |
2 |
0,3 |
Logement |
13 |
6 |
0,7 |
Soins de santé |
1 |
9 |
1,6 |
Éducation |
1 |
5 |
1,5 |
Autres |
6 |
7 |
1,1 |
Loisirs |
18 |
68 |
1,5 |
*Consommation élargie = somme des dépenses conventionnelles de consommation et d’une imputation de la valeur du temps de loisir.
Source : Fogel (2000 : 190)
Les estimés de la variation de la structure de consommation sur une période de cent vingt ans permettent à Fogel de donner l’explication majeure de la croissance de la part des soins de santé dans l’économie.
Le facteur principal est une élasticité-revenu à long terme de la demande de soins de santé de 1,6 — pour chaque augmentation de 1 pour cent du revenu d’une famille, la famille veut augmenter ses dépenses en soins de santé de 1,6 pour cent. Cela n’est pas une nouvelle tendance. Entre 1875 et 1995, la part du revenu familial consacrée à l’alimentation, à l’habillement et au logement a diminué, passant de 87 pour cent à seulement 30 pour cent, malgré le fait que nous mangeons plus de nourriture, possédons plus de vêtements, et avons aujourd’hui des logements meilleurs et plus spacieux que ceux disponibles en 1875. Tout cela a été rendu possible par la croissance de la productivité des produits traditionnels. Dans le dernier quart du 19e siècle, il fallait 1700 heures de travail pour acheter des approvisionnements alimentaires annuels pour une famille. Aujourd’hui, cet achat requiert seulement 260 heures, et il est probable que d’ici 2040, l’approvisionnement alimentaire d’une famille sera acheté avec environ 160 heures de travail.
Par conséquent, il n’est pas nécessaire de supprimer la demande de soins. Les dépenses de santé sont menées par la demande, qui est stimulée par les revenus et par les progrès de la biotechnologie qui permettent des interventions sanitaires plus efficaces. Tout comme l’électricité et la fabrication sont les industries qui ont stimulé la croissance du reste de l’économie au début du 20e siècle, la santé est l’industrie de la croissance du 21e siècle. C’est un secteur de pointe, ce qui signifie que les dépenses en soins de santé vont propulser un large éventail d’autres industries, notamment la fabrication, l’éducation, les services financiers, les communications et la construction. (Fogel, 2009)
Avec un estimé d’élasticité-revenu de 1,6, Fogel prévoit que les dépenses de santé représenteront environ 29 pour cent de la production aux États-Unis en 2040 comparativement à 16 pour cent en 2008. Bien que les prévisions de longue période demeurent hasardeuses en grande partie par l’impact imprévisible du progrès technologique sur les différents secteurs et que son élasticité-revenu puisse apparaître élevée pour plusieurs[1], Fogel a le mérite d’insister sur l’important effet de la croissance des revenus qui provoque une hausse du budget discrétionnaire des ménages qui valorisent les conditions de santé et de mieux-être. La croissance de la part des loisirs dans la consommation élargie, passant de 18 pour cent en 1875 à 68 pour cent en 1995, témoigne bien de l’ampleur de la hausse de la marge discrétionnaire dans les choix de consommation.
(Cet article est un extrait d’un texte publié dans le numéro de décembre 2011 d’Optimum Online. La consultation de cette revue trimestrielle est gratuite à http://www.optimumonline.ca/frontpage.phtml?lang=french )
BIBLIOGRAPHIE
.DODGE, David A. et Richard Dion, 2011. La maladie chronique des dépenses en soins de santé : un diagnostic et un pronostic macroéconomiques, Toronto, Institut C.D. Howe.
FOGEL, Robert W. 2000. The Fourth Great Awekening and the Future of Equalitarism, Chicago, University of Chicago Press.
__________ 2009 (Sept. 13). «Forecasting the Cost of U.S. Health Care», The American. The Journal of the American Enterprise Institute. (http://www.american.com/archive/2009/september/forecasting-the-cost-of-u-s-healthcare).
HALL, Robert E. et Charles I. Jones 2007 (Feb.). «The Value of Life and the Rise in Health Spending», The Quarterly Journal of Economics, 122:1, pp. 39-72.
SMITH, Sheila, Joseph P. Newhouse et Mark S. Freeland 2009(Sept.-Oct.). «Income, Insurance, and Technology: Why Does Health Spending Outpace Economic Growth?», Health Affairs, 28 :5, pp. 1276-1284
[1] Comment peut-on réconcilier l’élasticité-revenu de 1,6 établie par Fogel et celle de 1,0 utilisée par une étude récente de l’Institut C.D. Howe ? (Dodge et Dion 2011 : 4-5)
« Le revenu (PIB réel par habitant) est un facteur crucial pour déterminer combien les nations dépensent pour les soins médicaux ; il explique régulièrement autour de 90 pour cent de la variation des dépenses réelles de santé entre les pays et aussi dans le temps. Des estimations récentes ont tendance à trouver une élasticité du revenu de niveau macro d’environ 1,0, ce qui implique que les dépenses de santé se déplacent en tandem avec le PIB. Cependant, l’élasticité brute ou non ajustée entre les dépenses réelles de santé par habitant et le PIB réel par habitant est beaucoup plus élevée – environ 1,4 à 1,7. Cette valeur non ajustée, que nous appelons une élasticité des dépenses, ne reflète pas seulement un effet de revenu pur mais aussi d’autres facteurs affectant les dépenses de santé qui sont en corrélation avec le PIB réel par habitant. Ceci inclut sans doute une bonne partie de l ‘impact de la technologie, les prix médicaux et l’assurance.». Smith et. al. (2009 : 1279-1280)
Une autre façon d’expliquer la croissance des dépenses de santé avec le revenu (et aussi avec l’âge) est formulée par Hall et Jones (2007 : 39) :
« Comme les gens deviennent plus riches et leur consommation augmente, l’utilité marginale de la consommation tombe rapidement. Les dépenses de santé pour prolonger la vie permettent aux individus d’acheter des périodes supplémentaires d’utilité. L’utilité marginale de la prolongation de la vie ne baisse pas. En conséquence, la composition optimale des dépenses totales se déplace vers la santé, et la part de la santé croît avec le revenu. Dans les projections basées sur l’analyse quantitative de notre modèle, la part optimale des dépenses de santé semble susceptible de dépasser 30 pour cent d’ici le milieu du siècle.»