Ma profession: traducteur

Vivant une quarante-cinquième année comme professeur d’économique, c’est le moment de jeter un regard sur le passé pour résumer le contenu de ma carrière. Elle se résume en un seul mot, celui de traducteur. C’est la traduction ou l’application des travaux majeurs d’économistes au milieu. L’objectif n’est pas d’innover mais plutôt de transmettre les connaissances en essayant d’assimiler les développements dans différents secteurs de la discipline et de les traduire à son environnement. Ce rôle s’inscrit dans la division du travail à l’intérieur du secteur des connaissances. Ici, le côté novateur demeure accidentel.[1]

Le déclin du rôle de traducteur

 Au temps de mes études, aux deux premiers tiers des années soixante, la science économique était généralement définie par son objet plutôt que par sa méthodologie, soit l’étude des phénomènes monétaires ou des échanges marchands. Avec l’étude des grands agrégats, la macro-économique occupait presque toute la place. Dans les récentes décennies, la science économique s’est diversifiée et a fait montre d’un certain impérialisme en étendant son application aux phénomènes sociaux, marchands ou non, et en insérant l’homo economicus rationnel à la recherche de son bien-être dans toutes sortes de dimensions de l’activité sociale.

Adam Smith avait intitulé le troisième chapitre du livre 1 de son Wealth of Nations, « That the Division of Labour is Limited by the Extent of the Market ». L’expansion de la science économique, caractérisée par la taille de la profession et de la quantité des revues académiques, a favorisé la spécialisation. Dans les années soixante, un économiste pouvait se tenir à jour en consultant une dizaine de périodiques; aujourd’hui, c’est ce nombre simplement pour un secteur précis d’étude, sans compter les autres formes de publication comme le monticule annuel des documents de travail.

Dans cet univers, le professeur généraliste, qui avait une place importante il y a quelques décennies, s’apparente aujourd’hui à une forme de dinosaure.

La détérioration des études de premier cycle

Au début de ma carrière, les activités du généraliste conservaient une grande complémentarité avec les études du premier cycle. L’université a évolué. La dépréciation des études de baccalauréat reflète les incitations  qu’affronte l’universitaire dans un monde de plus en plus spécialisé.  Le chercheur vise la reconnaissance des membres de sa discipline et reçoit les nombreuses décharges d’enseignement à l’intérieur de son université. Ses travaux conservent quelque complémentarité avec les études avancées. La promotion dépend des activités de recherche et l’inflation des notes achète la paix.

La détérioration des études de premier cycle est un phénomène généralisé et très bien documenté en Amérique du Nord : la taille des classes s’est accrue, les recours à des pigistes aussi; le résultat a été une réduction du temps d’étude et une inflation des notes. Aujourd’hui, l’étudiant à temps complet est à temps partiel à l’université. Pour l’universitaire, l’étudiant de baccalauréat a perdu de son intérêt.

Où se logeront les traducteurs?

 Si les généralistes ou les traducteurs conservent dans les départements disciplinaires une place extrêmement réduite, si elle existe d’ailleurs, où se logeront-ils? J’y vois deux endroits possibles. Les premier est celui des écoles professionnelles comme les facultés d’administration, qui peuvent privilégier un enseignement plus incarné. Ces écoles subissent elles aussi la dynamique de la spécialisation. Le deuxième endroit viendrait du développement d’institutions orientées exclusivement vers la formation du premier cycle, à l’exemple de l’Université Bishop’s. Soumises à une telle concurrence, les universités traditionnelles prendraient plus au sérieux la formation du premier cycle. Malheureusement, la société québécoise est peu ouverte envers la concurrence institutionnelle, même si elle l’a acceptée au niveau de l’éducation secondaire, tout probablement à cause de l’importance historique des écoles privées.

 Une incertitude demeure : les technologies de l’information bouleverseront l’enseignement universitaire au cours des prochaines années dans des directions insoupçonnées.

Conclusion

  C’est la vie : l’environnement évolue, l’université se transforme et l’enseignant généraliste devient un dinosaure pour tomber en retraite… avant le dernier souffle.

 


[1]Grâce à la collaboration  majeure de Jean-Luc Migué, j’ai participé à deux contributions  novatrices au premier lustre des années soixante-dix : la publication d’un premier manuel d’économique de la santé, où l’interdépendance de l’offre et de la demande (supply induced demand) était explicitée pour une première fois, et la critique du modèle initial de la bureaucratie de Niskanen.