Le financement des services publics, comme les services de santé, veut réconcilier deux objectifs : équité et efficacité. Pour qu’il y ait équité, on cherche à miser sur un financement centralisé ou provincial afin de pouvoir assurer une plus grande égalisation des services disponibles. Cette centralisation repose sur une coordination bureaucratique par l’établissement de normes. Le deuxième objectif vise à diminuer les coûts et à répondre le mieux possible à des besoins variés et changeants. La décentralisation est célébrée comme moyen d’encourager la diversité dans la quantité et la qualité des services disponibles et de favoriser la créativité.
On cherche évidemment souvent à établir une troisième voie qui établisse un équilibre entre ces deux objectifs sans se rendre compte que la réconciliation efficace d’un objectif qui réclame la centralisation avec un autre qui réclame la décentralisation pose des problèmes de fond.
La troisième voie
Un document d’un institut britannique de recherches sur les services de santé permet d’illustrer les propositions d’une possibilité d’une troisième voie entre la centralisation et la décentralisation :
« The Future of the NHS (le National Health Service britannique) identifie trois problèmes immédiats et interreliés qui doivent être affrontés : la surpolitisation du NHS, la centralisation excessive, et un manque de sensibilité aux individus et aux communautés locales… Prises ensemble, ces idées fournissent un rappel opportun du besoin de baser la réforme sur la dévolution du pouvoir du centre. Une plus claire séparation du gouvernement de la fourniture des soins de la santé, des libertés accrues pour les producteurs et un plus grand choix pour les patients offrent un cadre potentiel pour un changement évolutif, à petit pas, conduit à la fois par la perspicacité des professionnels sur la ligne de feu et par les besoins exprimés par les usagers ». (King’s Fund : 2002, résumé).
Les multiples rapports québécois et canadiens sur l’organisation des services de santé véhiculent des idées ou des recommandations similaires. C’est l’expression d’une volonté de décentraliser la centralisation par la recherche d’une troisième voie.
Les caractéristiques de deux morales
Dans Systems of Survival, A Dialogue on the Moral Foundations of Commerce and Politics, Jane Jacobs établit un parallèle entre les différentes caractéristiques de la morale commerciale (ou de la décentralisation) et de la morale protectrice (ou de la centralisation). Les forces armées sont une illustration de cette dernière morale. Le tableau ci-joint en donne une traduction. Comme il est permis de le constater, il n’y a pas place ici pour un continuum entre la centralisation et la décentralisation : ce sont deux mondes vraiment opposés.
syndrome de la morale commerciale | syndrome de la morale protectrice |
Éviter la force | Éviter le commerce |
Arriver à des accords volontaires | Déployer de la prouesse |
Être honnête | Être soumis et discipliné |
Collaborer facilement avec les tiers et les étrangers | Obéir à la tradition |
Concurrencer | Respecter la hiérarchie |
Respecter les contrats | Être loyal |
Faire preuve d’initiative et d’un esprit entreprenant | Tirer vengeance |
Être ouvert à l’innovation | Tromper par devoir |
Être efficace | User beaucoup de temps libre |
Promouvoir le bien-être et le confort | Être prétentieux |
Être dissident par devoir | Distribuer les largesses |
Investir pour des fins productives | Être exclusif |
Être travailleur | Montrer de la fermeté |
Être économe | Être fataliste |
Être optimiste | Valoriser l’honneur |
(Jacobs, 1992 : 215)
Pourquoi en est-il ainsi?
La décentralisation est un système ouvert avec des institutions en concurrence. Elle s’appuie sur des échanges libres qui encouragent l’expérimentation et la créativité institutionnelle. Pour se réaliser elle demande toutefois une responsabilité dans le financement. Comme l’indique une expression anglaise connue » He who pays the piper calls the tune » (qui paie a bien le droit de choisir).
Avec un financement centralisé, la question n’est pas de savoir si on a le choix entre la décentralisation et la centralisation, mais de savoir comment aménager cette dernière. Il faut plutôt parler de degré de déconcentration ou de diffusion de la gestion.
À la fin des années quatre-vingt-dix, lorsque le centre de radiothérapie de l’hôpital de Plattsburg a vu affluer les patients québécois, il a rapidement agrandi et acheté un nouvel appareil parce que c’était payant. Dans un système de santé centralisé et fermé, c’est beaucoup plus lent. On ne peut être flexible et normé en même temps. Avant de prendre une décision, l’appareil bureaucratique va analyser tous les éléments avec la crainte des précédents. Il y a plusieurs années, une coopérative de santé d’un village près de Shawinigan avait décidé d’acheter une maison pour attirer des médecins. Il a fallu deux ans au ministère avant de prendre une décision dans ce dossier.
Le phénomène du balancier
L’incohérence de décentraliser la centralisation se traduit par le phénomène du balancier dans les réformes avec des mouvements en directions opposées, soit à un moment précis, soit dans le temps. Le passage suivant d’une étude sur les réformes européennes des services de santé le confirme :
« Réglementer les incitatifs dans des marchés planifiés. Deux objectifs centraux distinguent cette nouvelle période de réforme des précédentes : ajouter la micro-efficacité au niveau de la gestion institutionnelle à la macro-efficacité déjà réalisée au niveau du secteur de la santé et combiner une conduite entrepreneuriale avec la solidarité. Les deux objectifs ont été recherchés à travers une forme ou une autre d’un marché planifié et les deux impliquent le déploiement par l’État d’un mélange conscient et calibré avec soin de réglementation et d’incitation ». (Saltman, 2002 : 1680).
Le sous-titre « Réglementer les incitatifs dans des marchés planifiés »n’annonce
pas des politiques cohérentes.
Conclusion
Ce texte a voulu montrer que les systèmes centralisés et décentralisés ont leurs propres caractéristiques. Si on ne s’y réfère pas, on manque le coche. Les prescriptions qui cherchent une troisième voie sont sans emprise sur la réalité. Les chiens aboient et les chats miaulent : elles tentent de faire miauler un chien, ou aboyer un chat. Tôt ou tard la véritable nature de ces bêtes réapparaît malgré les multiples tentatives de dressage.
Bibliographie
Jane Jacobs, 1992, Systems of Survival, A Dialogue of the Moral Foundations of Commerce and Politics, New York: Random House.
King’s Fund, 2002. The Future of the NHS – A Framework for Debate, London. (http://www.kingsfund.org.uk/sites/files/kf/field/field_publication_file/future-of-the-nhs-framework-for-debate-discussion-paper-kings-fund-january-2002.pdf)
R.B Saltman, 2002, Regulating Incentives: The Past and Present Role of the State in
Health Care Systems, Social Sciences and Medicine, 54:11, 1677- 1684.