Tout le monde y veut de l’argent
Tam ti de la dé de li lam
Tout le monde est malheureux tout le temps
-Gilles Vigneault
La recherche du bonheur n’est pas une idée nouvelle. Aristote en a fait le sens de la vie, les évangiles promettaient la béatitude aux pauvres et les rédacteurs de la constitution américaine ont fait de la poursuite du bonheur un droit inaliénable du peuple.
Le bonheur n’a pas été complètement ignoré par les économistes classiques même s’ils préféraient employer le mot «utilité». Terme victorien, tributaire d’une époque hostile aux plaisirs, l’utilité qualifiait les actions et les facteurs susceptibles d’augmenter la satisfaction des agents économiques. Au tournant du XXe siècle, Irving Fisher s’est intéressé au «revenu psychique», soit aux satisfactions autres que monétaires ou matérielles découlant d’un travail ou d’un achat. Mais, bien qu’acceptées en principe, les notions d’utilité et de revenu psychique avaient l’inconvénient d’être difficilement mesurables et de forcer les économistes à quitter les rivages rassurants de la logique et des mathématiques pour s’aventurer aux frontières de la philosophie, de la morale et de la psychologie.
Le retour en grâce du bonheur
Le regain d’intérêt des politiciens et des économistes pour la mesure du bonheur et des notions qui lui sont apparentées peut s’expliquer par divers facteurs.
Face à la concurrence irrésistible des pays émergents et aux ajustements douloureux que cette concurrence impose à la plupart de leurs secteurs industriels, les pays développés peuvent préférer être jugés à l’aune de la satisfaction des citoyens plutôt qu’à celle de la croissance de la production. Ce changement de paradigme produit un rangement très différent des pays comme l’illustre de façon remarquable le Québec. Ainsi, alors que les données habituelles sur le PIB et ses déclinaisons présentent le Québec comme un cancre, les indicateurs de bonheur le font plutôt apparaitre comme un premier de classe.
Un autre facteur tient à la pénétration dans le discours public de l’idée du développement durable. Les préoccupations de plus en plus partagées par les citoyens à l’égard de l’environnement, de l’épuisement des ressources et des changements climatiques ont fait ressortir avec davantage d’acuité les lacunes du PIB comme indicateur de progrès. Il est apparu de plus en plus clair que le seul progrès matériel n’était pas sans inconvénients pour le bien-être réel des populations actuelles et futures. Les travaux de l’OCDE et, plus près de nous, ceux de l’écologiste Harvey Mead se sont attachés à trouver des façons de mieux mesurer ce qui serait un progrès véritable, une fois pris en compte les externalités négatives du développement. Or, comme l’a montré Mead, le progrès véritable peut être très nettement inférieur au progrès apparent mesuré par la croissance du PIB.
Un troisième facteur a pu jouer, celui de la préoccupation post moderne pour le bonheur individuel. Le PIB a l’inconvénient d’être désincarné et de cacher sous une donnée agrégée des disparités entre régions et des inégalités entre individus qui peuvent être accentuées. Les enquêtes sur la satisfaction à l’égard de la vie, telles que le Gallup World Poll, s’adressent directement aux individus et peuvent ainsi prendre en compte des frustrations qui persistent en dépit des illusions de progrès ou de succès matériel que véhiculent les indicateurs agrégés à l’échelle de la nation tel le PIB. Le cas des États-Unis est illustratif à cet égard. Le rang des Américains dans l’échelle de la satisfaction des individus est sensiblement moindre que dans celle du PIB per capita.
Chez les économistes eux-mêmes, depuis l’essor de l’école du Public Choice, on accepte de plus en plus de s’intéresser aux dimensions psychologiques de l’homo economicus. L’attribution du prix Nobel d’économie au psychologue et les immenses succès d’édition d’ouvrages tels que Nudge et Freakonomics illustrent bien ce virage épistémologique.
Le bonheur et les politiques publiques
Les indices sur le bonheur, le bien-être et la satisfaction des populations peuvent-ils ou doivent-ils être utilisés pour guider les politiques publiques ? Sans doute, dans la mesure où ces indices peuvent combler certaines des lacunes du PIB et des autres variables basées sur la seule production matérielle. Mais ces indices ont eux-mêmes leurs limites.
Ces limites tiennent d’abord au type d’indicateur utilisé. On peut faire des enquêtes pour demander aux personnes comment elles apprécient ou non la vie qu’elles mènent mais leurs réponses comportent vraisemblablement une forte dose de subjectivité en plus d’être contaminées par l’actualité, les modes et les valeurs culturelles. Ainsi, il est possible que les réponses aux enquêtes de satisfaction reflètent en partie l’image que les individus veulent projeter plutôt que leurs sentiments réels.
Les indicateurs de type tableaux de bord, comme celui de l’OCDE, peuvent comporter des données plus objectives mais ils présentent des images ambivalentes et nuancées: une société progresse sous certains angles et recule sous certains autres. Or, le discours politique se prête mal à de telles nuances : les citoyens aiment les conclusions tranchées.
Par ailleurs, les indices agrégés, comme l’Indice de développement humain de l’ONU, reposent sur des pondérations qui peuvent être discutables : quelle importance relative accorder à la santé, à l’éducation, au logement, au revenu, etc. ? Ces pondérations ont une forte incidence politique du fait qu’une société donnée pourra paraître plus ou moins prospère selon le choix effectué.
Plusieurs des indicateurs proposés présentent aussi l’inconvénient d’une trop faible sensibilité. Ils présentent peu de variations d’un trimestre ou d’une année à l’autre et ce n’est qu’à moyen et à long terme qu’ils peuvent montrer si une société progresse ou recule. Ils sont donc de peu d’utilité pour guider à court terme les politiques budgétaires ou pour repérer les retournements conjoncturels. À cet égard, ils ne risquent pas de déloger le PIB.
Au-delà du bonheur
En fait, quel que soit l’indicateur utilisé, celui-ci est toujours réductionniste et présente une vision tronquée de la réalité et ce, même quand il s’agit d’une notion aussi générale que le bonheur. Pour le psychologue Martin Seligman[1] le bien-être est une notion plus vaste que le bonheur ou la satisfaction. Selon lui, ces notions hédonistes négligent des aspects importants de la vie tels que les relations interpersonnelles et le sentiment d’accomplissement. Par exemple, les couples continuent en grand nombre de souhaiter élever une famille même si des études montrent que les ménages sans enfants sont plus satisfaits de leur vie que les familles. Un peu dans la même veine, certains chercheurs estiment que les gouvernements pourraient contribuer au bonheur de leurs citoyens par des politiques susceptibles d’accroitre la stabilité des couples et des familles[2]. Mais le plus étonnant demeure que certaines études ont révélé que s’ils devaient choisir entre les deux, les gens préfèreraient l’argent au bonheur[3] De quoi faire mentir la sagesse populaire et les enseignements des philosophes et des religions. De quoi aussi donner raison à Marx et à Freud pour qui l’argent avait fonction de fétiche.
Conclusion
La mise au point d’indicateurs et de tableaux de bord portant sur le bonheur et sur ses divers avatars représente un complément utile aux données sur le PIB. Ces nouveaux indicateurs permettent en effet d’arriver à une vision plus complète de la réalité et à un reflet plus nuancé des attentes des populations. Cependant, le jour semble encore loin où on pourra renoncer aux données sur le PIB. Produit intérieur brut et bonheur intérieur brut (BIB) ont tous deux leur utilité et les pouvoirs publics doivent garder les yeux sur les deux puisque, comme le notait un moraliste québécois bien connu, mieux vaux être riche et en santé que pauvre et malade…
NOTE : CET ARTICLE EST LE DERNIER D’UNE SÉRIE DE CINQ PORTANT SUR LA MESURE DU PROGRÈS DES SOCIÉTÉS. LES ARTICLES PRÉCÉDENTS ONT ÉTÉ PUBLIÉES LES 15, 22, 29 OCTOBRE ET 5 NOVEMBRE 2012.
[1] Rapporté dans The Economist, Strength in a smile,14 mai 2011. http://econ.st/iy6TkX
[2] Centre canadien sur l’étude des niveaux de vie, compte rendu du colloque sur le thème Happiness as a Goal for Public Policy : Ready for Primetime? http://w1p.fr/74815 .
[3] The Economist, The Joyless and the Jobless, 25 novembre 2010. http://econ.st/dTiLwI