Avec l’âge, une personne se demande si elle n’a pas commencé à radoter ou à tourner en rond. Dans mon cas, cela concerne la réaction quotidienne aux conclusions ou recommandations des penseurs publics sur les problèmes de la société. Des expressions souvent utilisées sont la nécessité soit de la présence d’une volonté politique, soit d’un changement des mentalités. De son côté, le spécialiste est porté à conclure dans la direction suivante : « La science est là. Il faut l’appliquer».
Pour illustrer mon propos, je me réfère aux livres récents de deux sommités du monde de la gestion et de l’économie, Henry Mintzberg et Jean Tirole.
Henry Mintzberg et le monde de la santé
Dans son récent livre Managing the Myths of Health Care: Bridging the Separations Between Care, Cure, Control, and Community, Mintzberg, qui est récipiendaire d’une vingtaine de doctorats honorifiques, étudie les problèmes de gestion du secteur des soins de la santé. La dernière partie du livre a comme titre : Recadrage. Selon lui, la cause du problème est la suivante : « Un peu partout, le problème essentiel dans les soins de santé peut résider à forcer des solutions administratives coupées de la réalité de la pratique qui nécessite des jugements éclairés et nuancés. » (p. 165) [Traduction libre; Le caractère gras a été ajouté par Mintzberg]
Le remède proposé est celui du changement ou de la conversion des mentalités :
Peut-être c’est tout aussi simple, si nous pouvons simplement changer notre concept du monde des soins de la santé : réorganiser nos têtes au lieu de nos institutions, afin que nous puissions penser différemment sur les systèmes et la stratégie, les secteurs et la dimension, la mesure et la gestion, le leadership et l’organisation, la concurrence et la collaboration. (p. 167) [Traduction libre]
Mais comment réorganise-t-on les têtes ? Les réponses à cette question ne sont point formulées.
Jean Tirole et une nouvelle conception de l’État
Prix Nobel d’économie 2014, Jean Tirole a publié en 2016 un ouvrage destiné à un large public sous le titre Économie du bien commun. Il propose une nouvelle conception de l’État en ces termes :
La conception de l’État a changé. Autrefois pourvoyeur d’emplois à travers la fonction publique et producteur de biens et services à travers les entreprises publiques, l’État dans sa forme moderne fixe les règles du jeu et intervient pour pallier les défaillances du marché et non s’y substituer. Médiocre gestionnaire d’entreprises, il devient régulateur. Il prend toutes ses responsabilités là où les marchés sont défaillants, pour créer une vraie égalité des chances, une concurrence saine, un système financier ne dépendant pas des renflouements sur argent public, une responsabilisation des acteurs économiques vis-à-vis l’environnement, une solidarité au niveau de la couverture santé, une protection des salariés peu informés (sécurité au travail, droit à une formation de qualité), etc. Dans son fonctionnement, il est preste et réactif. Cette transition cependant requiert un retour aux fondamentaux (à quoi sert l’État ?) et un changement des mentalités. (p. 226-227)
Encore ici, il est nécessaire de changer les mentalités. Ce changement n’est sûrement pas de la compétence des économistes.
L’impossibilité de convertir les humains en anges
La recommandation à l’utopie de convertir les mentalités s’apparente à vouloir transformer les humains en anges. Pourtant, l’un des Pères fondateurs des États-Unis, James Madison avait une pensée plus réaliste lorsqu’il écrivait en 1788 :
Si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait nécessaire. Si les hommes étaient gouvernés par des anges, il ne faudrait aucun contrôle interne ou externe sur le gouvernement. Lorsqu’on fait un gouvernement qui doit être exercé par des hommes sur des hommes, la grande difficulté est la suivante : il faut d’abord permettre au gouvernement de contrôler les gouvernés ; il faut ensuite l’obliger à se contrôler lui-même. Une dépendance vis-à-vis du peuple est, sans doute, le premier contrôle sur le gouvernement ; mais l’expérience a montré la nécessité de précautions supplémentaires. (traduction libre)
En somme, nous ne vivons pas dans un monde idéal, mais plutôt dans un monde complexe.
Impact des rapports sur la révision des programmes
Si des sommités formulent des recommandations angéliques, qu’en est-il des différents rapports gouvernementaux ? Au cours des ans, les rapports sur la révision des programmes du Gouvernement du Québec se sont succédés.
En voici une liste partielle. En 1986, il y eut la publication du rapport du Groupe de travail sur la révision des fonctions et des organisations gouvernementales (Rapport Gobeil). En septembre 1997, c’était celle du Rapport d’un groupe parlementaire sur l’examen des organismes gouvernementaux (Rapport Facal). Il faut ensuite mentionner les trois rapports du groupe de travail sur l’examen des organismes du gouvernement (Boudreau 2004-2005, Geoffrion 2005-2006 et Rolland 2007-2008). En 2009-2010, il y eut la publication des trois fascicules du Comité consultatif sur l’économie et les finances publiques. On termine avec la Commission de révision permanente des programmes en 2014-2015.
Quel fut l’impact de ces nombreux rapports ? Même si je n’ai pas entre les mains un bilan de l’application des leurs recommandations, il semble qu’ils ont généralement eu peu d’impact relativement aux attentes.
Conclusion
Les différents exemples mentionnés précédemment montrent qu’il est approprié de répéter qu’une évaluation d’un phénomène ou d’une situation comprend quatre volets bien distincts. Dans un premier temps, il s’agit d’identifier les caractéristiques d’une situation tout en se rappelant que chacun regarde la réalité à travers une fenêtre plus ou moins étroite. Il en résulte une image marquée d’imprécisions.
Ensuite, on passe à l’étape de comprendre ou d’expliquer cette réalité. Quelles sont les forces ou les contraintes qui ont engendré le présent équilibre ? Après, on aborde le côté prescriptif : quels changements pourraient améliorer la situation et selon quels critères ? En dernier lieu, il est nécessaire d’analyser le réalisme des réformes proposées et des moyens d’y arriver, soit l’instrumentation des réformes ou de l’atteinte d’un nouvel équilibre.
Ce cadre d’évaluation en quatre étapes bien distinctes répond implicitement à la question formulée dans le titre : pourquoi est-ce si difficile de formuler des recommandations pertinentes ?