La décentralisation exige des règles du jeu pour opérer. Dans nos sociétés, la majorité de ces règles sont déterminées par le gouvernement, donc par une autorité centrale. Il existe alors un paradoxe : pour laisser s’épanouir la décentralisation, on a passablement besoin de son contraire.
Dans la rivalité centralisation-décentralisation, cette dernière devient donc défavorisée. Comment la dynamique de la centralisation peut-elle s’adapter à une dynamique opposée ? Cette question est d’autant plus pertinente que le monde est rempli d’embûches comportant l’obligation constante de faire des compromis et de naviguer dans un univers incertain ou troublé. Après coup, les erreurs sont faciles à détecter et les « scandales » sont matières courantes.
Barry Weingast exprime la même idée de la façon suivante:
«La création d’un système capitaliste florissant exige la création simultanée d’un système politique capable de le soutenir. Les systèmes politique et économique sont intrinsèquement entrelacés. Ils ne peuvent pas être séparés et vouloir créer des marchés indépendants du politique est téméraire.» (Weingast 2007: 66)
Il y a néanmoins lieu de conserver un degré de pessimisme sur la rencontre des objectifs divergents des partenaires : les objectifs de maximisation des profits pour les participants du secteur privé et les objectifs de pouvoir du secteur public. La corruption s’inscrit dans cette divergence.
Définition de la corruption
Comment se définit la corruption ? Un article-synthèse sur le sujet définit le concept et identifie les conditions nécessaires à son existence :
« La corruption est un acte dans lequel la puissance de la charge publique est utilisée pour des gains personnels d’une manière qui enfreint les règles du jeu.
De cette définition, il est clair qu’au moins trois conditions sont nécessaires pour que la corruption se produise et persiste:
1. Le pouvoir discrétionnaire: l’agent public concerné doit posséder le pouvoir de concevoir ou d’administrer les règlements et les politiques d’une manière discrétionnaire.
2. Les rentes économiques: le pouvoir discrétionnaire doit permettre l’extraction de rentes (existantes) ou des créations de rentes qui peuvent être extraites.
3. La faiblesse des institutions: les incitations intégrées dans les institutions politiques, administratives et juridiques doivent être telles que les fonctionnaires se retrouvent avec une incitation à exploiter leur pouvoir discrétionnaire d’extraire ou de créer des rentes. » (1) (Aidt 2003 : F632- F633)
Étant une facette des activités illégales, l’étude de la corruption s’inscrit dans l’analyse économique du crime qui repose sur trois facteurs : les bénéfices attendus, les coûts impliqués et, bien sûr, la probabilité de réussir. La citation met l’accent sur les bénéfices de l’extraction ou de la création de rentes, produites par un pouvoir discrétionnaire.
Comment lutter contre la corruption?
La lutte à la corruption vise à diminuer la rentabilité attendue de ses activités en jouant sur les trois facteurs qui affectent cette dernière: réduire la perception des bénéfices, augmenter les coûts d’entreprendre de telles activités et en diminuer la probabilité de réussite. Les spécialistes d’administration publique proposent différents moyens pour lutter contre elle: lois contre la corruption avec une application crédible, réforme de la fonction publique, meilleure reddition des comptes, création de sources indépendantes d’information… Le problème demeure le résultat effectif indéterminé de telles réformes, comme le montre très bien le résultat des lois électorales prévalant au Québec… (2)
Devant « une incitation à exploiter leur pouvoir discrétionnaire d’extraire ou de créer des rentes »présente dans le secteur public, l’économique privilégie l’ouverture du système ou la concurrence qui diminue tout pouvoir discrétionnaire. Cette concurrence peut revêtir différentes formes mais elle demeure un processus de destruction créatrice.
Edward Glaeser en donne une illustration au niveau municipal reliée à une dimension méconnue de la concurrence:
« Fait intéressant, alors qu’à la fin du 20ème siècle la privatisation a été considérée comme un outil de lutte contre la corruption municipale et l’incompétence, l’augmentation de la taille de la fonction publique au 19ème siècle a également été perçue comme un moyen de lutter contre la corruption. Des tractations clandestines entre les gouvernements municipaux et les fournisseurs privés de services, comme le nettoyage des rues, avaient été perçues comme un problème majeur dans des villes comme New York. La production publique directe du nettoyage des rues, par exemple, a été jugée comme un moyen de réduire ce problème. La longue histoire suggère que la corruption peut être combattue par des changements dans les deux sens – vers une provision plus ou moins privée – qui perturbent un statu quo confortable et corrompu. »(3) (Glaeser 2012: 50)
Ce qui est appelé le ‘modèle québécois’ ne favoriserait-il pas un statu quo confortable?
Conclusion
La Commission Charbonneau place à l’avant-plan de l’actualité un sujet qui interpelle l’ensemble des sciences sociales : la corruption. Le rapport de la Commission se limitera-t-il à une énumération de scandales avec une recommandation de nouvelles dispositions légales sans faire une analyse approfondie du phénomène de la corruption? Il est permis de soulever la question en se basant sur le contenu d’autres rapports publics.
Bibliographie
Aidt, T. S. 2003. “Economic Analysis of Corruption”, The Economic Journal, 113: F632-F652.
Glaeser, E. L. 2012. Urban Public Finance, NBER Working Paper No. 18244. Cambridge MA: National Bureau of Economic Research.
Wagner, R. E. 2007. Fiscal Sociology and the Theory of Public Finance. Cheltenham UK : Edward Elgar.
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(1) La définition demeure restrictive puisque la corruption relève d’une relation principal-agent qui existe aussi dans les bureaucraties privées. L’implication de la mafia dans la corruption à Montréal pose la question suivante: la mafia est-elle une institution privée ou, par son pouvoir de contrainte, un substitut au gouvernement ou un gouvernement parallèle ?
(2) Comme l’affirmait le réputé « philosophe » Yogi Berra, « En théorie, il n’y a pas de différence entre la théorie et la pratique; en pratique, il y en a une. »
(3) Voici un exemple d’une autre justification de la municipalisation des services. En Angleterre au seizième siècle, le transport des déchets de la résidence à une décharge municipale revenait à des charretiers privés. À maintes reprises, un transporteur laissait échapper sa charge avant la destination avec tous les inconvénients et les odeurs que cela occasionnait pour le voisinage. Vu la faible probabilité de détecter le vrai coupable, c’était l’ensemble des transporteurs privés qui obtenaient une mauvaise réputation. Une telle situation favorisait la municipalisation de la collecte des déchets même si les citoyens percevaient une augmentation des dépenses par rapport au recours au marché. De cette façon, ils connaîtraient l’autorité responsable des déversements et des odeurs. (Wagner 2007 : 44-45)