L’économique a pris comme modèle la physique en privilégiant la mathématisation et la notion d’équilibre. La contrepartie fut l’évacuation de l’étude des institutions et du rôle central de l’entrepreneur dans le progrès économique. Ainsi, un étudiant peut traverser tout un programme d’économique sans aucune référence à l’esprit d’entreprise. Sa formation devient désincarnée.
Les limites de l’économique par rapport aux institutions s’appliquent au fonctionnement des gouvernements. L’analyse économique traditionnelle concernant le fondement de l’intervention gouvernementale repose sur les défaillances du marché ou de la décentralisation sans tenir compte de sa contrepartie, les défaillances de cette intervention. C’est un bon exemple d’une approche angélique.
Cette approche traditionnelle, qualifiée d’approche anglo-saxonne, conceptualise la politique comme indépendante de l’économie ou autonome. C’est une relation unidirectionnelle de l’impact du gouvernement sur l’économie, telle l’étude de l’incidence de l’augmentation d’une taxe. Dans cet univers, le despote bienveillant et omniscient (le gouvernement central) vient corriger les défaillances de la décentralisation ou des marchés.
«La politique sans romance»
Une approche substitut à l’étude de l’intervention gouvernementale brise cette relation à sens unique pour favoriser une relation réciproque entre le politique et l’économie. L’économie publique devient l’étude de la participation des citoyens, à l’intérieur des institutions politiques et fiscales, à la réalisation de résultats fiscaux. Parce que cette approche succède à des travaux pionniers d’économistes suédois, allemands et italiens, elle est qualifiée de continentale. Dans la seconde partie du vingtième siècle, cette approche a poursuivi son développement mais elle a changé de nom pour devenir le public choice, ou l’école du choix public.* Comme l’affirme James Buchanan, c’estl’expression d’une volonté de regarder la «politique sans romance».
À ma connaissance, ce récipiendaire du prix Nobel d’économique en 1986 a initialement utilisé l’expression « la politique sans romance» lors d’une conférence prononcée en 1978. Encore aujourd’hui, il demeure pertinent de citer des passages de son texte :
Mon titre principal de cette conférence, «La politique sans romance », a été choisi pour sa précision descriptive. La théorie du choix public a été le moyen par lequel un ensemble romantique et illusoire de notions sur le fonctionnement des gouvernements et du comportement des personnes qui gouvernent a été remplacé par un ensemble de notions qui incarnent davantage de scepticisme à propos de ce que peuvent faire les gouvernements et de ce que les gouverneurs vont faire, notions qui sont sûrement plus conformes à la réalité politique que nous pouvons tous observer autour de nous. J’ai souvent dit que le choix public offre une «théorie de la défaillance gouvernementale» qui est tout à fait comparable à la «théorie de la défaillance du marché » qui a émergé de la théorie économie du bien-être des années 1930 et 1940. (Buchanan [1979] 1984 : 11)
Selon la théorie du choix public, le gouvernement n’est pas une entité abstraite mais une institution humaine. Buchanan résume le tout ainsi :
Les politiciens et les bureaucrates sont considérés comme des personnes ordinaires tout comme le reste d’entre nous, et la «politique» est considérée comme un régime de dispositions, un jeu si vous voulez, dans lequel beaucoup de joueurs avec des objectifs très disparates interagissent de manière à produire un ensemble de résultats qui ne peuvent pas montrer une cohérence interne ou une efficacité par rapport à des normes quelconques. (Buchanan [1979] 1984 : 20)
La conclusion de la conférence de Buchanan demeure pertinente par rapport aux différents «scandales» politiques récents en se référant aux règles du jeu :
Les sociétés occidentales sont confrontées à une tâche de reconstruction; les institutions politiques fondamentales doivent être réexaminées et reconstruites de manière à maintenir les gouvernements ainsi que les citoyens à l’intérieur des limites de la tolérance…La critique seule peut générer le chaos, que ce soit sous la forme d’une détérioration progressive ou sous la forme d’une perturbation violente … Le fanatisme pour une cause dans les mouvements antipolitiques, antigouvernementaux et contre les institutions peut entraîner une dérive vers la terreur anarchiste, la jungle dont Hobbes nous a tous prévenus. Il faut en effet conserver clairement dans notre esprit le «miracle» de l’ordre social lorsque nous cherchons des façons et des moyens de réformer les dispositions qui semblent avoir dérapé. Je pense que la théorie du choix public offre un cadre d’analyse qui nous permet de discuter d’une véritable reconstruction dans nos constitutions qui pourrait être faite sans coûts sociaux majeurs. (Buchanan [1979] 1984 : 21)
Conclusion
L’approche traditionnelle demeure fort populaire chez l’économiste qui perçoit encore l’intervention gouvernementale comme celle d’un despote bienveillant et omniscient qui corrige les défaillances du marché. Elle manque de réalisme.
L’aspect surprenant de l’approche plus pertinente à l’intervention gouvernementale qu’incarne l’école du choix public est sa relative nouveauté, remontant à environ un demi-siècle. Pourtant, James Madison dans The Federalist Papers avait intuitivement appliqué l’approche il y a déjà deux siècles et quart :
Si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait nécessaire. Si les hommes étaient gouvernés par des anges, il ne faudrait aucun contrôle interne ou externe sur le gouvernement. Lorsqu’on fait un gouvernement qui doit être exercé par des hommes sur des hommes, la grande difficulté est la suivante: il faut d’abord permettre au gouvernement de contrôler les gouvernés; il faut ensuite l’obliger à se contrôler lui-même. Une dépendance vis-à-vis du peuple est, sans doute, le premier contrôle sur le gouvernement; mais l’expérience a montré la nécessité de précautions supplémentaires. (Madison 1788)
Dans la même veine, la remise en question des conceptions romantiques d’autres institutions telles les coopératives et les institutions sans but lucratif serait pertinente et devrait faire l’objet d’un autre blogue..
*Pour une excellente vulgarisation de la théorie du choix public, voir Butler (2012).
Bibliographie
Butler, E., 2012. Public Choice – A Primer, London UK: The Institute of Economic Affairs (en libre accès à: http://www.iea.org.uk/sites/default/files/publications/files/IEA%20Public%20Choice%20web%20complete%2029.1.12.pdf
Buchanan, J.M. ([1979] 1984), “Politics without Romance: A Sketch of Positive Public Choice Theory and its Normative Implications”, dans Buchanan, J.M. und R.D. Tollison (dir.), The Theory of Public Choice II. Ann Arbor MI: University of Michigan Press, 11-23.
Madison, J. 1788 (6 février), « The Structure of the Government Must Furnish the Proper Checks and Balances Between the Different Departments », Independent Journal, (en libre accès à http://www.constitution.org/fed/federa51.htm ).