Ayant œuvré durant plus de trois décennies dans différents postes de haute administration dans le secteur public de la santé, David Levine vient de publier un volume de 368 pages qui retrace les différentes étapes de sa carrière, les leçons apprises et les voies de solution aux problèmes actuels du système de santé. Il connaît bien le système de l’intérieur ayant été à la fois le dirigeant d’un CLSC au moment de leur création, d’un hôpital communautaire, de deux hôpitaux universitaires dans deux provinces et de l’importante Agence de la santé et des services sociaux de Montréal en plus d’un court stage en politique à titre de ministre non élu délégué à la Santé et aux Services sociaux. Voilà une impressionnante feuille de route.
Des nombreux sujets discutés dans ce livre, je n’en retiendrai que trois : le caractère politique de la santé, le questionnement des présentes priorités et le nombre de paliers dans l’administration du réseau. Mais en premier lieu, pourquoi ai-je lu et relu cette publication avec un si grand intérêt ?
Deux fenêtres différentes
Chacun regarde la réalité à travers une fenêtre plus ou moins étroite (et des vitres et, aussi dans mon cas, des lunettes sales). L’image est imprécise. La fenêtre de Levine est bien différente de la mienne. Généraliste, mon intérêt pour l’économique de la santé est venu par le biais de l’enseignement, donc par l’utilisation de nombreuses références à une documentation variée et aussi avec une volonté de rester au-dessus de la mêlée. En contrepartie, j’ai un manque de connaissance profonde du système, une connaissance qui pourrait être qualifiée de ‘charnelle’.
La fenêtre de Levine est toute autre et ainsi enrichissante. Homme d’action progressiste oeuvrant dans le secteur public, il a une connaissance profonde du vécu du secteur de la santé et des services sociaux et du jeu des forces en présence. Par contre, son livre ne réfère pas à la littérature, à l’exception d’au moins huit renvois à un chapitre d’un livre de Henry Mintzberg, comme si ce dernier était le seul qui aurait étudié la bureaucratie professionnelle. Cela lui permet de répéter : «puisque nous connaissons les solutions à ces problèmes, pourquoi est-il si difficile de les mettre en œuvre ?» (p. 12 et 328) Je doute que nos connaissances aient cette précision et que la loi des conséquences inattendues soit périmée.
La santé est politique
Avec des dépenses québécoises du secteur public en pourcentage des dépenses totales de santé légèrement supérieures à soixante-dix pour cent, il est juste d’affirmer que la santé est politique. (p. 187) Une expression anglaise résume très bien la situation : He who pays the piper calls the tune (Celui qui paie a bien le droit de choisir). Levine en est très conscient : «La politique et la santé ne font pas bon ménage, et pourtant, ils sont inséparables au sein du système de santé universel du Canada.»(p. 173)
Il consacre des pages intéressantes sur son court passage en politique active et un long chapitre sur les limites de la gestion des soins de santé dans le secteur public. Il admet bien humblement qu’il était devenu «un accro aux médias» avec l’importance de l’immédiat qui s’ensuit. Il a pris conscience de l’objectif central des élus : «Une fois élus, les politiciens pensent constamment à leur réélection et plusieurs décisions du gouvernement sont fonction de cette préoccupation.» (p. 183) Le chapitre consacré à la gestion dans le secteur public est critique et si pertinent que je le ferais lire dans mon cours si je ne devais pas tenir compte du respect des droits d’auteur.
Malgré cela, et probablement par sa déformation d’administrateur, Levine aimerait dépolitiser un système qui devient intrinsèquement politique par l’importance du financement public. La meilleure illustration de ce biais est sa proposition de créer une ‘Hydro-Santé’ : «J’envisageais un système de soins géré par une agence autonome, elle-même financée au moyen de revenus fiscaux réservés.»(p. 177)
Le questionnement des priorités
Le Québec vit présentement une période de construction d’établissements hospitaliers universitaires qui grèveront les budgets futurs du secteur de la santé. Tout au long de son livre, Levine insiste pour une priorité accrue aux services de première ligne :
Notre système répond aux besoins de soins actifs de façon rapide et efficiente. Le rationnement se fait essentiellement dans le secteur des soins primaires, dans le domaine des diagnostics et des soins de suivi…Au fil du temps, nos besoins ont changé, passant d’un besoin de soins actifs pour guérir les infections et intervenir chirurgicalement à des besoins croissants en matière de gestion des maladies chroniques et à long terme….je suis convaincu que nous devons trouver un moyen de passer d’un système de soins actifs centré sur l’hôpital à un système de soins communautaires…Les médecins de famille doivent devenir les chefs d’orchestre des soins dont leurs patients ont besoin. (p. 355-356)
Il est bien conscient des nombreux obstacles à une réforme des soins de première ligne.
La situation dans le secteur de la santé a sa contrepartie dans les institutions universitaires avec l’attrait de la spécialisation : les études de premier cycle suivies par la très grande majorité des étudiants sont relativement dépréciées (parallèlement à une inflation des notes) pour donner la priorité aux cycles supérieurs et surtout à l’activité de recherche.
Le livre passe sous silence un évènement majeur durant la période où il était PDG de l’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal. Les hôpitaux québécois, principalement montréalais, affrontèrent durant les années 2000 l’épidémie de C. difficile. Une recherche académique estime à « entre 1 000 et 3 000 » morts pour les années 2003 et 2004 les conséquences de cette épidémie (Pépin et al 2005 : 1041). Comment une telle tragédie peut-elle avoir été oubliée ?
Deux ou trois paliers
Le livre est près de l’actualité en consacrant un chapitre à la nouvelle réforme du système de santé québécois. Elle fait passer le nombre d’établissements de plus de 180 à une trentaine et elle réduit la structure administrative de trois à deux paliers, ministère et établissements. Ces derniers gèrent maintenant la fourniture de tous les services de soins dans leurs régions.
Levine voit un réel danger à cette réforme :
Le vrai danger réside dans une gestion centralisée du système et dans la bureaucratisation potentielle de la gestion, dans un contexte où le ministère tente de gérer les coûts. Les organisations acquièrent de telles dimensions que leurs leaders sont de moins en moins en contact avec les professionnels qui prodiguent les soins et les services. Les gens qui y travaillent perdent leur sentiment d’appartenance…(p. 309)
La présence de silos n’épargne pas les grosses institutions; c’est un phénomène récurrent dans mon milieu de travail, l’université.
Conclusion
Le livre de David Levine représente une importante contribution à la compréhension de l’évolution du système de santé et de services sociaux québécois. Sa lecture est fort profitable.
Pour ma part, je résumerais l’évolution et aussi la contradiction du système en une simple expression : la recherche d’une autonomie de décision dans un système centralisé. Cette contradiction ne peut que provoquer des effets de balancier et de l’instabilité.