Un bon matin, m’étant tout probablement levé plus émotif que d’habitude, j’ai décidé d’envoyer un courriel à une chroniqueuse culturelle qui venait de commenter sur un film se déroulant durant la grande dépression. Grâce à ce visionnement, cette personne se prononçait comme si elle était devenue une experte en analyse de cette crise. Bien sûr, je n’ai obtenu aucune réponse à mon courriel l’informant que ce sujet faisait encore aujourd’hui l’objet de plusieurs textes académiques.
De même, au lendemain de la loi américaine évitant le «précipice fiscal» ou le «mur budgétaire», la seule information donnée par la commentatrice de la revue de presse était la suivante : «Donald Trump a écrit sur son compte Twitter que les Républicains étaient de mauvais négociateurs.»
Ces deux exemples de médias électroniques traditionnels illustrent le phénomène généralisé d’un manque de profondeur. Le même phénomène existe à l’université comme le montre la détérioration des études de premier cycle caractérisée par une inflation des notes parallèlement à une charge de travail réduite pour les étudiants. L’étudiant à plein temps est aujourd’hui à temps partiel à l’université.
Au moins deux forces sont ici en présence. Premièrement, on assiste à une certaine égalisation de la valeur des opinions qui donne une grande importance aux jugements de Monsieur Tout-le-monde et aux réactions sur les réseaux sociaux. De même, à l’université, la reconnaissance par les étudiants d’une valeur à l’expertise du professeur a beaucoup diminué.
De plus, une plus grande qualité dans tous les domaines demande du temps. Or, le temps est de plus en plus précieux : sa valeur croît. Il en résulte qu’une meilleure qualité est de plus en plus coûteuse. On est donc porté à se débarrasser tout en conservant une haute opinion de la qualité du produit final.
Qu’en est-il maintenant du travail des personnes spécialisées ?
Les experts sont-ils meilleurs que les chimpanzés?
Il est généralement reconnu que l’action de prédire des événements est remplie d’embûches. Le monde est compliqué avec de multiples forces qui s’affrontent. Dans cet environnement, que valent les prédictions des experts ? Sont-elles meilleures que celles d’un processus aléatoire ?
Cette dernière question est loin d’être superflue. Pour y répondre, nous reprenons les conclusions de deux universitaires dans deux domaines différents : la gestion de portefeuille et les prédictions générales de personnes éclairées.
Burton Malkiel, professeur d’économique de Princeton, publia en 1973 un livre à succès, vendu jusqu’ici à plus de 1,5 million d’exemplaires, dont le titre est A Random Walk Down Wall Street. Voici un extrait de la préface de sa dixième édition publiée récemment :
Cette édition prend un regard critique sur la thèse de base des éditions antérieures de Random Walk – que le marché détermine les prix des actions de manière si efficace qu’un chimpanzé aux yeux bandés lançant des fléchettes sur les listes d’actions puisse sélectionner un portefeuille qui fonctionne aussi bien que ceux qui sont gérés par les experts. Au fil des quarante dernières années, cette thèse a une tenue remarquable. Plus des deux tiers des gestionnaires de portefeuille professionnels ont été surclassés par un S&P 500 Index passif. (Malkiel 2011 : 19)
Qu’en est-il maintenant des prédictions des « intellectuels publics »? Le travail de Philip Tetlock, maintenant professeur au Wharton School de l’université de Pennsylvanie, est ici incontournable :
Dans l’analyse la plus complète jamais réalisée de prédiction par des experts, Philip Tetlock a réuni un groupe de quelque 280 bénévoles anonymes – économistes, politicologues, analystes du renseignement, journaliste – dont le travail impliquait de prévoir à un degré ou un autre. Ces experts furent ensuite questionnés sur un large éventail de sujets. Est-ce que l’inflation va augmenter, diminuer ou rester la même? Est-ce que l’élection présidentielle sera remportée par un républicain ou démocrate? Il y aura-t-il une guerre ouverte dans la péninsule coréenne? Les périodes varient, tout comme la turbulence relative au moment où les questions furent posées, l’expérience ayant duré plusieurs années. Dans l’ensemble, les experts ont fait quelque 28 000 prédictions. Le temps a passé, la véracité des prédictions a été déterminée, les données analysées. Les prévisions de l’expert moyen se révélèrent n’être que légèrement plus précises que celles de deviner au hasard – de l’exprimer plus crûment, seulement un peu mieux que le proverbial lancement de fléchettes par un chimpanzé. Et l’expert moyen obtint des résultats légèrement pires qu’une compétition encore plus stupide avec des algorithmes d’extrapolation simples qui prédisent automatiquement du pareil au même.(Gardner et Tetlock 2011)
Ces deux études montrent que pour la gestion de portefeuille et dans l’univers des prédictions, les chimpanzés méritent nos applaudissements.
Conclusion
Que conclure? Il s’agit de se référer à deux titres. Le premier est celui de ce texte : un peu (ou un brin) de connaissance est une chose dangereuse. Le second reprend le titre d’une référence : surmonter notre aversion à reconnaître notre ignorance.
La modération et l’humilité intellectuelles ne devraient-elles pas être privilégiées? Ceci rejoint la pensée de F. A. Hayek qui affirmait lors du banquet la veille de sa réception du prix Nobel :
« Il n’y a aucune raison pourquoi une personne qui a apporté une contribution originale à la science économique doit être omnisciente sur tous les problèmes de la société – comme les médias ont tendance à le traiter jusqu’à ce qu’à la fin, cette personne puisse elle-même être amenée à le croire […] Je suis donc presque enclin à penser que vous exigiez de vos lauréats (du prix Nobel) un serment d’humilité, une sorte de serment d’Hippocrate, de ne jamais dépasser dans leurs déclarations publiques les limites de leur compétence. (Hayek 1974)
Bibliographie
Gardner D. et P. Tetlock. 2011 (11 juillet). « Overcoming Our Aversion To Acknowledging Our Ignorance », Cato Unbound. http://www.cato-unbound.org/2011/07/11/dan-gardner-and-philip-tetlock/overcoming-our-aversion-to-acknowledging-our-ignorance/
Hayek, F. A. von. 1974. «Banquet Speech», Nobelprize.org. 7 Jan 2013 http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/economics/laureates/1974/hayek-speech.html.
Malkiel, B. G. 2011. A Random Walk Down Wall Street, 10 ième édition, New York NY: W. W. Norton.