UN TROISIÈME LIEN : POUR OU CONTRE ? QUELQUES ARGUMENTS ÉCONOMIQUES

Depuis déjà plusieurs mois, un « débat » fait rage à Québec : devrait-on (ou non) construire un troisième lien (pont) permettant de lier la Rive-Nord à la Rive-Sud? Ce débat (ou plutôt polarité émotionnelle) a d’abord émergé d’opinions portées par la population (et la radio), et a rapidement été intégré dans les plus récentes campagnes électorales (municipale et provinciale). Le but de ce court article n’est pas de relancer le débat sur le troisième lien (puisque l’on a déjà annoncé qu’il allait être construit), mais plutôt de revenir sur la logique qui justifie la présence d’une telle infrastructure. Pour le moment, l’argumentaire s’est surtout fait par le biais de l’arène politique. Qu’en est-il de la position économique derrière une telle décision ? Est-ce que la construction d’une nouvelle infrastructure permettant d’enjamber le fleuve Saint-Laurent et de connecter plus directement Québec et Lévis est une bonne décision économique ? Les lignes qui suivent tentent d’apporter quelques réponses à certaines positions qui sont actuellement défendues publiquement au nom de « l’économique ».

Pour les supporteurs de la construction du troisième lien, les arguments en faveur de cette infrastructure se résument en quatre points :

  • donner le libre choix aux personnes sur le mode de déplacement sélectionner ;
  • pointer la non-rentabilité des investissements dans le transport en commun ;
  • favoriser la fluidité des déplacements ;
  • favoriser le développement économique local.

Voyons un peu chacun de ces arguments de manière plus détaillée.

Commençons d’abord par l’argument voulant que le marché soit plus « efficient » dans l’allocation des ressources qu’une intervention qui introduit des biais dans les comportements des agents économiques. Il est vrai que la distorsion créée par un changement des règles du jeu amène à une allocation différente des ressources. C’est souvent ce qui justifie la volonté d’une absence d’intervention et le libre choix. Or, il faut néanmoins admettre que le transport (en général) ne peut être soumis aux lois du marché puisqu’il produit des externalités (de consommation et de production) et que, dans un tel cas, la théorie économique reconnaît que le libre marché est inefficace. La production d’externalités négatives génère des coûts qui doivent être assumés par la société puisqu’il n’existe pas de façon de « contraindre » les producteurs d’externalités d’en assumer les coûts. C’est donc ici qu’intervient l’idée de tarifer l’utilisation. Cette tarification aurait pour but de faire internaliser les externalités par les utilisateurs. C’est essentiellement le principe qui guide la volonté d’adopter une bourse du carbone. Cette tarification de l’utilisation des infrastructures est d’autant plus justifiée que la théorie économique stipule que la sous-tarification conduit habituellement à une surconsommation. L’argument de « libre-choix » ne peut s’appliquer dans le contexte qui nous intéresse, ni pour l’automobile ni pour le transport en commun.

Deuxièmement, s’il est vrai que l’investissement dans les infrastructures de transport en commun n’est que rarement rentable, il faut avouer que cet argument tient aussi pour les infrastructures routières… à moins de tarifier leur utilisation (voir point précédent). Il est donc difficile de dire, a priori, si un choix est meilleur que l’autre sur la simple question de la rentabilité financière. Il faut néanmoins admettre qu’il est généralement reconnu (et démontré) que l’amélioration de l’accessibilité est internalisée dans le prix de vente des biens immobiliers et que l’ajout d’infrastructures peut donc entraîner des retombées économiques. Or, les deux modes de transport peuvent potentiellement générer ce type d’effets. Il faudrait dès lors évaluer le gain net par mode de transport sachant que les externalités peuvent également être négatives : émission de gaz à effet de serre (GES), augmentation de la pollution sonore, diminution des espaces végétalisés, etc.

Le troisième argument, sur la meilleure fluidité assurée par une nouvelle infrastructure autoroutière, ne tient tout simplement pas la route. Il a largement été démontré, dans la littérature et par les expériences passées, que l’ajout de voies de transport automobile favorise l’utilisation de la voiture et qu’à moyen terme, la demande induite fait en sorte que la congestion routière revient rapidement à son niveau d’origine (et même souvent supérieure). C’est ce que l’on appelle la « loi de la congestion routière ». Dans une étude publiée dans la prestigieuse revue American Economic Review, Duranton et Turner (2011) concluent que leurs analyses « strongly support the hypothesis that roads cause traffic ». Néanmoins, il semble que l’augmentation de l’offre de transport en commun ne soit pas non plus suffisante pour diminuer la longueur des trajets moyens effectués par véhicule. Après tout, les agglomérations urbaines continuent de croître et les habitudes d’utilisation de la voiture ne semblent que très peu fléchir, comme le démontre l’exemple (classique) du Katy Freeway à Houston (Texas). La solution pour répondre au problème de congestion n’est pas simple, mais elle ne réside vraisemblablement pas dans l’utilisation de l’automobile.

Finalement, le dernier argument voulant que la nouvelle infrastructure de transport génèrera des retombées importantes au niveau du développement peut être vrai localement (très localement), mais probablement pas globalement. S’il est vrai que certaines entreprises recherchent la proximité des infrastructures de transport, afin de diminuer leurs coûts de transport, en plus de chercher une localisation permettant de profiter d’un faible prix du sol, il faut néanmoins reconnaître que certaines tendances lourdes ne changent pas (et n’ont pas changé ailleurs dans le monde). Les activités économiques du tertiaire supérieur cherchent habituellement un endroit où elles peuvent bénéficier d’économies d’agglomération, ce qui les pousse naturellement à se regrouper dans l’espace. Il serait plutôt surprenant que les pôles de la Colline Parlementaire, du boulevard Laurier et de Lévis (Desjardins) deviennent subitement moins attrayants et surpassés par le développement du troisième lien. Les entreprises manufacturières sont (fort probablement) les plus enclines à changer de choix de localisation. La question qu’il faut alors poser : est-ce que les entreprises qui se localiseront le long de la nouvelle infrastructure de transport sont de nouvelles entreprises ou des entreprises existantes qui ont simplement décidé de changer de localisation ? Une substitution des choix de localisation pourrait ainsi créer un déplacement spatial du développement régional. Et si certaines entreprises de Bellechasse migraient vers Lévis ? Quelles seraient les conséquences locales d’un tel changement de localisation pour les municipalités de cette région ? Il est donc possible que certains déplacements spatiaux s’opèrent, mais rien ne pointe vers une amélioration générale de la compétitivité de la région de Québec par rapport à d’autres villes, comme Drummondville. Après tout, Montréal représente encore le plus gros marché du Québec et demeure encore (et toujours) plus près de Drummondville que de Québec.

Bref, il est difficile de justifier la construction d’un troisième lien autoroutier sur la base des arguments purement économiques… du moins sur la base de ceux que l’on avance actuellement. D’autant plus que la région de Québec demeure, néanmoins, largement dotée en infrastructures autoroutières si on compare à sa taille.

À moins que la ville de Québec soit l’exception qui confirme la règle ? Il semble que l’avenir pourra nous le dire… assez rapidement.