Basée sur les avantages comparatifs, la théorie économique orthodoxe du commerce international postule que la production d’un pays sera déterminée par des facteurs relevant de l’offre : technologies, préférences, emploi des ressources productives (capital, travail). S’il n’y a pas de contraintes au commerce, les prix des ressources (incluant le capital et les salaires) s’ajusteront pour produire une situation optimale de plein-emploi.
Nos billets abordant les approches néoclassique et postkeynésienne de la croissance et des prix ont démontré les limites de ces postulats; les niveaux de chômage et de croissance économique seraient davantage déterminés par la demande effective et la détermination des prix dépasse le simple principe de l’offre et la demande. Ce billet aborde la théorie postkeynésienne du commerce international sous les angles de la demande effective, son impact sur la balance des paiements et le rôle des taux de change.
La demande effective et la balance commerciale
Dans un monde marqué par du chômage involontaire et une demande effective insuffisante, les pays tentent souvent d’obtenir un surplus dans leur balance commerciale pour augmenter leur croissance économique et leur taux d’emploi. Puisque tous les pays ne peuvent pas être en situation de surplus de leur balance commerciale, les pays qui réussissent à dégager ce surplus le font au détriment de leurs partenaires commerciaux, qui dégagent des déficits dans leur balance commerciale, réduisant leur croissance économique et augmentant leur taux de chômage. Cette politique basée sur l’exportation a été qualifiée par Joan Robinson de « beggar-thy-neighbour policy ». Les contraintes liées à la demande doivent donc être considérées.
Cette politique basée sur les exportations ne peut être menée par l’ensemble des pays du monde en même temps. Ce phénomène a été largement négligé par les théories orthodoxes du commerce : « in the 1980s mainstream economists waxed enthusiastic about the export-led economic miracles of Japan, Germany and the Pacific rim NICs, without noting that these miraculous performances were at the expense of the rest of the world. » (Davidson, 1999, p. 10).
Contribution postkeynésienne importante (selon lesquels la croissance économique serait avant tout déterminée par la demande), la théorie de la croissance contrainte par la balance de paiements (Balanced-constrained growth theory) soutient qu’à long terme, une balance commerciale déficitaire n’est pas soutenable indéfiniment et les pays touchés doivent éventuellement ajuster leur balance commerciale pour revenir à l’équilibre. Autrement dit, les économies nationales pourraient croître plus rapidement si elles n’étaient pas contraintes par leur balance commerciale (balance des paiements). Cet ajustement à long terme passe par des changements au niveau des quantités produites (niveau de revenu ou taux de croissance) plutôt que par des changements au niveau des prix relatifs (taux de change réels). Cette contrainte externe limite la croissance autant des facteurs du côté de l’offre que du côté de la demande. Voici comment Thirwall en décrit le processus :
If a country gets into balance of payment difficulties as it expands demand before the short term capacity growth rate is reached, then demand must be curtailed; supply is never fully utilised; investment is discouraged; technological progress is slowed down, and a country’s goods compared to foreign goods become less desirable so worsening the balance of payments still further, and so on. A vicious circle is started. By contrast, if a country is able to expand demand up to the level of existing productive capacity, without balance of payment difficulties arising, the pressure of demand upon capacity may well raise the capacity growth rate. (Thirlwall, 2011, p. 430)
Le taux de croissance économique contrainte par la balance de paiements est défini comme étant le taux de croissance des exportations nationales divisée par le taux d’élasticité du revenu par rapport à la demande pour les importations. Autrement dit, un pays aura une croissance économique importante en exportant des biens et services ayant une élasticité élevée par rapport à la demande mondiale, tout en important des biens qui ont une élasticité faible par rapport à la demande internationale. « The key to long-run growth is to make one’s exports more attractive to the rest of the world relative to import, in the non-price dimension. » (Razmi, 2012, p. 197)
Évidemment, les déficits commerciaux peuvent être compensés par l’afflux de capitaux étrangers, mais pour tous les pays sauf les États-Unis, dont le dollar est la monnaie internationale, cette situation ne peut être que temporaire, en raison notamment des intérêts et des dividendes qui doivent être versés sur la dette accumulée et les investissements en provenance de l’étranger. » (Lavoie, 2005, p. 110) Nous y reviendrons dans notre prochain billet.
Les taux de change, variable d’ajustement ?
L’approche orthodoxe soutient que les taux de change flexibles permettent de corriger ces déséquilibres du commerce international; la devise d’un pays devrait augmenter lorsqu’il accumule les surplus, alors que ceux ayant des déficits devraient voir leur devise se déprécier, rétablissant l’équilibre du commerce. Or, les déséquilibres de la balance commerciale ont grandement augmenté depuis que le système de taux de change fixe de Bretton Woods (sous lequel le monde a connu peu de crises financières et économiques) a laissé place au taux de change flexible actuel. Les postkeynésiens considèrent que des taux de change flexibles
are driven primarily by financial capital flows and asset market speculation, and hence need not move in the ‘right’ direction for balancing trade and, even when they do adjust, exchange rate changes may not generate the desired improvement in the trade balance due to low price elasticities or offsetting price changes. [The] implication that imbalanced trade will not follow comparative advantages is emphasized only by Post Keynesians. (Blecker, 2012, p. 306)
Depuis les années 1970, l’adoption d’un système international de taux de change flexibles et la déréglementation des flux de capitaux a engendré une grande augmentation de ceux-ci, représentant jusqu’à 50 fois les montants échangés à des fins strictement commerciales. En résultèrent une amplification des déséquilibres des comptes courants, un grand nombre de crises financières (principalement dans les pays en voie de développement) et une volatilité accrue des taux de changes, ce qui alimente l’incertitude fondamentale, réduisant donc la croissance économique.
Dans un système à plusieurs devises, les marchés de changes avec des taux de change flexibles fonctionnent comme les marchés boursiers, c’est-à-dire basés sur les anticipations des agents, ce qui ne permet pas aux marchés de changes de bénéficier des avantages imputés par les orthodoxes, c’est-à-dire une tendance à l’équilibre par le mécanisme des prix.
Since prices are not a reliable measure of true economic scarcity and economic agents do not act solely as choice-theoretic automatons but also as members of social groups, comparative advantage is not a reliable driver of international integration. (Blankenburg et Palma, 2012, p. 139)
Les taux de change actuels sont donc déterminés par les anticipations des taux de change. Ceux-ci sont conduits par les investisseurs de portefeuille de capital, ce qui explique leur volatilité depuis la fin du système de taux de change fixe de Bretton Woods. Pourquoi ces anticipations changent-elles si rapidement ? Les postkeynésiens identifient six causes :
the speculative nature of the currency market; the lack of a true anchor to currency values; the subculture of foreign currency dealers; the particular manner in which people make decisions; the environment of uncertainty in which decisions are made; and bandwagon effects. (Harvey, 1999, p. 206)
Dans notre prochain billet, nous aborderons l’aspect déterminant des flux de capitaux par rapport au commerce international. Nous verrons que ce sont les avantages absolus, plutôt que les avantages comparatifs, qui mènent les échanges internationaux.