Dans son dernier livre, Paul Collier estime que le capitalisme actuel est une faillite morale et qu’il ne peut être sauvé que par sa refondation sur l’éthique. Collier n’est pas le seul économiste à s’être interrogé sur les écarts entre le libre marché et les principes éthiques nécessaires à la vie en société.
Puisque la science économique a pour objet la production et la distribution de la richesse, elle doit forcément s’intéresser aux comportements des individus, des entreprises et des gouvernements et, pour cette raison, elle peut difficilement éviter de se prononcer sur des questions que l’on peut assimiler à la morale ou à l’éthique. D’ailleurs, de son vivant, Adam Smith était davantage connu pour son ouvrage intitulé La Théorie des sentiments moraux (1759) que pour celui qui l’a rendu célèbre, La Richesse des nations (1776).
Pour Tomas Sedlacek, un économiste tchèque contemporain, la réflexion sur les moyens et les fins de l’économie a commencé bien avant la publication de La Richesse des nations. Après examen des institutions économiques chez les Mésopotamiens, les Hébreux et les Grecs ainsi que chez Augustin et Thomas d’Aquin, Sedlacek avance que c’est à partir d’Alfred Marshall que la science économique s’est éloignée des fondements éthiques et moraux qui guidaient sa démarche depuis l’Antiquité. Selon lui :
L’étude de l’économie a cessé d’être une science morale pour ne devenir qu’une science mathématiquement allocative. […] L’économie en général est devenue étonnamment hermétique aux sciences éthiques dont elle est issue[1].
Inspirés de Sedlacek, les quelques exemples qui suivent montrent que la sagesse économique de l’antiquité peut conserver une certaine pertinence pour le monde d’aujourd’hui.
Des limites au désir de croissance
Le 4e commandement donné par Dieu à MoÏse ordonne de se reposer après avoir travaillé et le 10e condamne la cupidité. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de poser des limites à la croissance comme valeur absolue. En fait, le 4e commandement fait écho à la dernière étape de la création du monde, soit celui du 7e jour que Dieu consacra au repos. Dieu s’est arrêté parce qu’il avait achevé son projet et il ne voyait aucune raison de créer du superflu. C’est une idée à méditer pour les sociétés développées contemporaines aux prises avec des économies qui reposent de plus en plus sur la mise en marché de produits et de services qui n’ont rien d’essentiel. C’est aussi un enseignement fort pertinent pour les travailleurs compulsifs qui ont oublié depuis longtemps le moratoire dominical sur toutes les activités de travail et de commerce. C’est une leçon également pour nos sociétés aux prises avec les coûts croissants de l’épuisement professionnel.
Non à la financiarisation
Solon (640-558 av. J-C), un des penseurs à l’origine de la démocratie grecque, a mis en garde contre les inégalités et contre l’accumulation des richesses. Il préconisait l’annulation des dettes comme une des conditions essentielles au bon fonctionnement d’une démocratie. En fait, Solon ne faisait que reprendre une idée déjà présente dans le code d’Hammourabi (Mésopotamie, 1750 avant J-C) qui prévoyait un effacement des dettes au bout d’un terme aussi court que trois ans.
La Bible adhère aussi au principe de l’annulation des dettes en proposant un Jubilé survenant à toutes les cinquante années. Reconnaissant que chacun a droit à une deuxième chance, le Jubilé restitue leur bien et leur liberté à ceux qui les avaient mis en gage. Il n’est pas certain que cette amnistie financière ait été appliquée rigoureusement par les Mésopotamiens, les Grecs et les Hébreux, mais elle voulait contrer des inégalités de richesse dangereuses pour la paix sociale et éviter que les erreurs ou les échecs d’une génération ne retombent sur les suivantes. La société moderne n’a pas complètement oublié ces principes destinés à maintenir la cohésion sociale. Ainsi, dans plusieurs pays, on permet aux individus de déclarer faillite pour redémarrer sur de nouvelles bases. De même, les entreprises en sérieuses difficultés financières peuvent se protéger de leurs créanciers pendant une certaine période, le temps de proposer une restructuration de leur dette et de réorienter leur modèle d’affaires. Une telle mansuétude semble cependant moins accessible aux pays. Ainsi, au cours des dernières années, il s’est trouvé plusieurs commentateurs, incluant des économistes et des institutions financières, pour dire que la relance de l’économie grecque aurait été mieux assurée en annulant tout simplement la dette de ce pays plutôt qu’en lui imposant des obligations de remboursement qui réduisaient ses capacités de se relever et qui faisaient fuir les investisseurs.[2]. En d’autres termes, on annule les dettes.
Le travail n’est pas qu’une activité marchande
La parabole des ouvriers de la 11e heure[3] a quelque chose d’un peu choquant. Le maître de la vigne donne en effet le même salaire à ceux qui n’ont travaillé que durant la dernière heure de la journée qu’ à ceux qui ont trimé depuis l’aube. Des théologiens pourraient sans doute en expliquer le sens métaphorique, mais à un niveau plus littéral il est possible aussi d’y voir une dénonciation de la marchandisation du travail semblable à celle qu’a faite Polanyi dans La grande transformation[4]. Pour ce dernier, le travail n’est pas un simple service vendu au plus offrant, mais plutôt une activité qui donne du sens à la vie des individus et les rattache à leur communauté.
Certains économistes[5] en arrivent aujourd’hui à des conclusions un peu semblables quand ils constatent que les nouvelles technologies numériques nous amènent dans un monde où la rémunération rattachée à la production et à la productivité n’a plus aucun sens puisque de plus en plus de biens et de services peuvent être produits à un coût marginal quasi nul. Ces nouveaux utopistes pensent qu’un effondrement du système économique et social ne sera évité qu’à la condition que l’on consente à payer une bonne partie de la population à ne rien faire ou à faire du bénévolat social ou culturel. Une certaine conception du revenu minimum garanti s’inscrit dans cette perspective.
Conclusion
La sagesse antique, qu’elle soit d’inspiration philosophique ou religieuse, comporte des messages qui ont une certaine pertinence face aux interrogations actuelles sur les excès du libéralisme économique. Cette sagesse invite notamment à se préoccuper de la valeur des êtres et des choses plutôt que de leur prix. L’indignation croissance à l’égard des inégalités et la montée en puissance des préoccupations écologiques, en particulier chez les jeunes, sont peut-être des signes que cette sagesse est en train de s’imposer à nouveau.